Voici la lettre de Frédéric DARDEL, Président de l'Université Paris Descartes :
Chères et chers collègues
Chères étudiantes et chers étudiants
En vous adressant ce message très personnel et inhabituel pour moi, j’abuse de mes prérogatives de Président.
Je transgresse sciemment une limite que je m’étais fixée en accédant à la fonction de chef d’établissement.
Si je franchis cet interdit, c’est parce que nous sommes entre les deux tours de l’élection présidentielle et que j’estime que je le dois absolument, sinon je risquerais de m’en faire toujours le reproche. Je serais coupable d’avoir manqué à ce que j’estime être mon devoir de Président élu, ce qui serait plus grave encore.
L’Université est et a toujours été un lieu d’échange et de partage, dédié à la formation d’esprits ouverts et indépendants, au développement de la culture scientifique et du raisonnement basé sur les faits. L’esprit critique si important pour la démocratie se construit sur le débat, sur la controverse et sur des arguments basés sur des observations objectives. Il est normal qu’au sein de l’Université, enseignants, chercheurs, personnels, étudiants puissent exprimer des opinions diverses et parfois opposées. L’Université est d’une certaine manière le reflet de notre société, elle est ouverte sur le Monde et c’est même sa plus grande richesse.
En tant que Président de l’université Paris Descartes depuis plus de cinq ans, j’ai pour cette raison toujours évité de m’exprimer publiquement sur des sujets qui dépassaient le périmètre des questions strictement académiques. J’essaie de représenter l’ensemble de l’établissement et à ce titre, je me suis jusqu’à aujourd’hui interdit de prendre des positions qui pourraient être interprétées comme étant celles de l’ensemble de notre communauté, alors qu’elles ne seraient que les miennes. Mais si je fait ce métier, c’est d’abord par passion pour la recherche et l’enseignement, et si j’ai voulu être président, c’est pour faire vivre cette passion dans notre université.
Aujourd’hui, j’estime que l’enjeu pour l’existence même de l’esprit universitaire est tel que je suis obligé de franchir cette limite.
Il y a environ quinze jours, une journaliste m’a contacté en me demandant « quelle serait ma position de Président d’université si le Front National venait à gouverner notre pays ? »
J’ai été désarçonné par cette question. J’ai été désarçonné parce que d’une certaine manière, c’est une éventualité qu’en mon for intérieur je m’étais toujours refusé à considérer comme crédible. J’étais dans une forme de déni. Aujourd’hui, avec plus de sept millions de suffrages récoltés au premier tour et des conditions de report de voix et d’abstention tout à fait incertaines, je suis inquiet, je suis même très inquiet.
Dans l’hypothèse d’un gouvernement Front National, cette journaliste m’a demandé si je resterais dans mes fonctions de Président et si je travaillerais avec un Ministre frontiste, ou bien si je démissionnerais. Je ne m’étais pas posé la question dans des termes aussi directs et je ne sais honnêtement pas y répondre aujourd’hui. Ca dépendrait des circonstances précises et de si j’estimerais pouvoir être plus utile à l’université en démissionnant ou en restant, ce qui n’est pas facile à anticiper et encore moins à décider. Mais le fait que cette question me soit posée en des termes aussi directs m’a fait réfléchir.
Pourrais-je rester le Président d’une université qui se refermerait sur elle-même, qui appliquerait des restrictions sur la circulation des personnes, tournerait le dos à la tolérance, qui appliquerait des critères d’admission basés sur le lieu de naissance des étudiants, celui de leurs parents ou de leur pays d'origine, qui voudrait sortir de la construction européenne nous ayant assuré des décennies de paix et d’échanges scientifiques et culturels ? Je n’en suis pas du tout sûr.
Serais-je prêt à accepter de discuter avec des responsables politiques d’une tutelle dont je serais persuadé qu’ils ne partagent pas ce que je crois être les fondements de notre pacte républicain ? Je n’en suis pas du tout sûr.
Jeune post-doc, j’ai vécu une expérience d’extraordinaire enrichissement personnel en Grande-Bretagne. Deux ans d’immersion à l’université de Cambridge. La confrontation des cultures, les échanges avec des étudiants anglophones issus de tous les pays du Commonwealth : Angleterre, Australie, Inde, Pakistan, Canada… ont été l’occasion d’une prise de conscience stimulante de la diversité du monde qui nous entoure et de la relativité de mes certitudes de Frenchie. C’est ce qui fait en partie que je suis aujourd’hui la personne que je suis. Je souhaite ce choc salutaire des cultures à tous les étudiants de l’université. Ce n’est pas en se refermant sur soi qu’on grandit.
Dans leur immense majorité, nos collègues universitaires britanniques se lamentent aujourd’hui du Brexit précisément pour cette raison. Pourtant, une grande partie d’entre eux n’ont pas pris publiquement position avant le référendum déterminant outre-Manche. Je ne veux pas être dans la situation de me faire le même reproche et de ne pas m’être exprimé quand il était encore temps. Le populisme ne propose que des messages à l’emporte-pièce, faciles à entendre et simplistes à ceux qui renoncent à tout esprit critique. Et l’esprit critique est la base même de la démarche scientifique et de l’âme universitaire.
Le droit de vote est un don précieux, c’est le fondement même de la démocratie. Vous pouvez ne pas souscrire à tout ou partie du programme des candidats, mais le choix du 7 mai sera un choix crucial de société, bien au delà de leurs programmes politiques.
Votez.
Défendez votre vision de notre société, votez.
Ne laissez pas les autres décider à votre place, votez.
Frédéric Dardel
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Frédéric DARDEL
Président