Qu'en pensez vous ?Inscrits en première année de faculté de lettres modernes, ou d’histoire, sans avoir jamais rédigé la moindre dissertation, ni même parfois lu autre chose que des magazines, ils n’ont, statistiquement, quasiment aucune chance de se hisser en deuxième année. Mais depuis deux ou trois ans, ils affluent à l’université de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), ces bacheliers professionnels et techniques que leur cursus secondaire destinait à des études supérieures bien moins conceptuelles.
Phénomène de crise, comprend-on en filigrane des explications fournies par Didier Desponds, vice-président (chargé de la formation et de la vie étudiante) d’une université que ce bouleversement des profils étudiants oblige aujourd’hui à se repenser.
D’un côté, "les filières sélectives, comme les BTS, les IUT, attirent davantage de jeunes issus de bacs généraux". Qui se saisissent là de diplômes immédiatement monnayables sur le marché du travail, quitte à poursuivre ensuite. "Les bacheliers professionnels et technologiques s’en trouvent évincés, et s’orientent vers l’université par défaut." De l’autre, "les jeunes issus de bacs généraux qui privilégient les classes préparatoires", susceptibles de mener aux grandes écoles, et à leurs diplômes censés protéger à vie contre le chômage. Ceux-là désertent l’université.
Résultat, dans une université de périphérie comme Cergy, au recrutement local, insuffisamment prisée pour se permettre de sélectionner à l’entrée, les bacs professionnels représentent cette année 16% des inscrits en première année de lettres et sciences humaines (contre 7% en 2009), 15% de ceux d’économie-gestion (contre 9%), 9% en langues, 5% en droit. Les bacheliers technologiques comptent pour 18% ou 19% des étudiants de première année de droit, d’économie-gestion ou de lettres, et pour plus du quart des étudiants de langues.
Les statistiques disent le nombre. Implacables, elles disent aussi l’hécatombe. "Le taux de réussite des bacs pro avoisine les 0% dans à peu près toutes les filières", regrette M.Desponds. Un élève, en moyenne, en réchappera sur une cinquantaine d’inscrits. En économie, en langues, aucun n’est parvenu l’an dernier à se frayer un chemin vers la seconde année de licence. C’est à peine mieux pour les bacs techno, avec des taux de réussite avoisinant certes les 20% en lettres, les 16% en langues, mais qui chutent à 9% en droit ou en sciences, à 5% en économie.
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Vanessa sort d’un bac pro commerce. Elle voulait être commerciale ou travailler dans une banque.
"Déjà, j’ai été mal orientée au collège, parce que c’est le bac vente et pas commerce que j’aurais dû faire. Après, j’ai cherché un patron pour un BTS “négociations-relations clients” en alternance. Je n’ai pas trouvé. Alors j’ai tenté de faire un BTS sans alternance, mais les deux lycées que j’ai demandés m’ont refusée." Un douze ou treize de moyenne n’y change rien, l’a-t-on éclairée dans son lycée. Les places sont comptées, et les bacs généraux passent devant. "Je ne suis pas la seule de ma classe à n’avoir rien. Cette année, il y a eu beaucoup de réussite au bac pro."
Sa mère lui a dit qu’elle ne pouvait pas ne rien faire, ce que la fille n’était pas loin de penser elle-même. La voilà donc inscrite en fac. Plus de place en gestion administrative. Restent les lettres modernes. "Même si je n’aime pas trop le français, l’écriture." Même si "lire, ce n’est pas mon truc, sauf Closer. Mais on ne fait pas toujours ce qu’on aime dans la vie". Même si "les dissertes, je ne sais pas trop à quoi ça ressemble". Pour l’instant, les cours lui plaisent. "Ça améliore… Comment on dit ? Ça améliore comment je m’exprime."
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Ou par Thibault, ex-bac pro hôtellerie-restauration, et lecteur "de livres de cuisine, surtout", qui transforme cette grande angoisse en volontarisme forcené. Inscrit en histoire parce qu’il se passionne pour les batailles napoléoniennes et qu’il ne se voyait pas "servir des gens toute la vie", il veut prouver à tous ceux qui écarquillent les yeux devant son parcours qu’il peut réussir. "Ici, l’avantage, c’est qu’on ne sait pas qui vient d’un lycée général, techno ou pro." Il vient de dépenser tout ce qu’il avait gagné en travaillant cet été pour se doter d’un petit ordinateur portable. "Je ne me voyais pas écrire soixante pages à la main par jour. Nous, en classe, on nous donnait des photocopies !"
L’université n’était pas pensée pour ces étudiants. "Ont-ils les prérequis pour pouvoir s’y débrouiller ? La réponse est non", pose sans ambages Didier Desponds, qui énumère les insuffisances : capacités de lecture, de rédaction et d’analyse de textes complexes, culture générale, niveau de maths pour l’économie et les sciences… "Certains peuvent y arriver mais ils partent de beaucoup plus loin. D’autant que s’ils ont fait un bac pro, c’est souvent qu’ils avaient des difficultés d’apprentissage avant le lycée."
Alors que faire ? Se fermer ou s’adapter ? Baisser les bras et laisser la sélection s’opérer. Au risque de plomber les taux de réussite en première année (37%) et de ne pas parvenir à faire le plein des masters maison.
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D’où, encore, le renforcement à l’université du rôle d’orientation des secrétaires pédagogiques vers les différents services qui peuvent aider. Les conseils dispensés par des enseignants "référents", proches des professeurs principaux du lycée. Les tests de français, d’anglais, de maths, organisés en début d’année pour identifier les publics en difficulté et les soumettre à des séances de rattrapage. Les travaux dirigés en groupes restreints, les cours en amphithéâtre qui se raréfient. Les réorientations possibles à tout moment, en interne (vers d’autres filières ou vers un semestre de remise à niveau) ou en externe, avec quelques places réservées en BTS.
Et ce grand chantier lancé sur les manières d’enseigner. Diversifier les pratiques pédagogiques, ne pas se limiter aux cours magistraux, imaginer des cours à distance… Réflexion rendue nécessaire par ces nouveaux publics accueillis mais dont tous les étudiants pourraient à l’avenir profiter.
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