Voici un article de Nicolas Jounin, enseignant-chercheur en sociologie à l'université Paris-VIII-Saint-Denis
Qu'en pensez vous ?Du rapport de la Cour des comptes sur l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et la fondation privée qui le parraine, alias "Sciences Po", on risque de ne retenir que les acrobaties de quelques notables destinées à "obésifier" leur portefeuille.
Mais ce n'est qu'un à-côté, une espèce de dommage collatéral de la haute idée que les gestionnaires d'une telle institution se doivent d'avoir d'eux-mêmes. L'"arrogance" relevée par un député après avoir entendu Jean-Claude Casanova et Michel Pébereau n'est pas un vice accessoire.
Elle est la contrepartie nécessaire d'un projet d'établissement qui, depuis cent quarante ans, sape l'égalité des chances pour reconduire une classe dirigeante.
LES CLASSES POPULAIRES EXCLUES
Au-delà des irrégularités de gestion, ce rapport nous apprend que Sciences Po demeure un établissement d'où les classes populaires sont exclues. Après une décennie de matraquage médiatique sur la diversification qui aurait été entreprise par le directeur Richard Descoings, sur les "conventions ZEP", sur "Sciences Po en banlieue", voilà où nous en sommes : en 2010-2011, les enfants de "cadres et professions intellectuelles supérieures" représentent 63,5 % des étudiants entrant en premier cycle (54,1 % en second cycle), contre 57,6 % quatre ans plus tôt (55,2 % en second cycle).
Pendant ce temps, la part d'enfants d'employés et d'ouvriers a stagné : environ un étudiant sur douze, contre un peu plus d'un sur cinq à l'université, où ils sont déjà sous-représentés.
Pour sa défense, la direction de Sciences Po a le culot de souligner que le taux de réussite de ses étudiants, y compris ceux issus de classes populaires, est plus important qu'à l'université. Après avoir siphonné par ses concours les plus conformes aux exigences scolaires, c'est quand même bien le moins !
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Car c'est le second scandale : non seulement l'Etat républicain consacre les prétentions exorbitantes de l'IEP par un statut dérogatoire, mais il les remplume. Un étudiant y coûte 50% plus cher qu'un étudiant d'université, bien que les matières enseignées ne soient pas les plus coûteuses en équipement, et que 93 % des enseignements soient assurés par des vacataires.
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Mais il s'agit de quelque chose d'autrement plus sérieux : le maintien d'une domination. En 1872, juste après la Commune de Paris et le rétablissement du suffrage universel masculin, Emile Boutmy (1835-1906) créait Sciences Po en lui donnant une claire mission : "Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu'en invoquant le droit du plus capable.
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Soyons transparent : j'ai étudié à l'IEP de Paris. J'en garde le souvenir de quelques enseignements stimulants, plombés par un tronc commun où prévalait une science économique recroquevillée sur le pilotage libéral des crises du capitalisme.
Cependant, peu importe la qualité de l'enseignement, qui ne changerait rien au scandale. Car, ou bien cet enseignement constitue une imposture intellectuelle, la carrosserie idéologique d'une classe dirigeante, et il n'y pas de raison que le contribuable continue de lui fournir son carburant ; ou bien il équipe ses destinataires en "capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie", et l'on ne voit pas en quoi il devrait demeurer l'exclusivité d'une poignée d'individus bien nés.
Preuve que le contenu de l'enseignement importe peu, on ne dit pas ce qu'on a fait à Sciences Po, mais plutôt : j'ai fait Sciences Po. L'établissement n'est pas l'outil d'un apprentissage, mais une fin en soi.
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Alors, commençons par supprimer Sciences Po, c'est-à-dire : le privilège légalisé, l'écrémage social et le hold-up financier dont il est le produit.
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