"Le monde judiciaire n'attend plus grand-chose de Nicolas Sarkozy"
pour Le Monde.fr | 09.02.11 | 17h10
Lors du 40e congrès du Syndicat de la magistrature (SM, gauche), en 2008.AFP/JACQUES DEMARTHON
Truc : Quand l'irréparable a été commis, n'est-il pas raisonnable d'examiner l'intégralité de la chaine de responsabilité, y compris les décisions prises par les juges ?
Matthieu Bonduelle : Nous ne contestons pas la nécessité de diligenter des inspections, dans ce contexte comme dans d'autres. Ce que nous contestons, ce sont les propos du ministre de la justice, du ministre de l'intérieur et surtout du président de la République, qui concluent à l'existence de
"fautes" – le terme a été employé à plusieurs reprises – avant même que ces inspections aient terminé leurs investigations et rendu leurs rapports.
Il s'agit d'un préjugement inacceptable, surtout quand il est énoncé par le chef de l'Etat, qui, selon la Constitution, est le garant de l'indépendance de la justice et, plus généralement, du bon fonctionnement de nos institutions.
Michel : Considérez-vous, oui ou non, que les magistrats peuvent être sanctionnés, comme toutes les autres catégories de salariés, quand ils ont commis une faute ?
Non seulement je le considère, mais cela arrive régulièrement. En 2010, selon le ministre de la justice lui-même, 12 magistrats ont été sanctionnés par le Conseil supérieur de la magistrature. Certains ont été révoqués de la magistrature. Il est évident, pour nous, que les magistrats sont responsables, ils ne sont pas au-dessus des lois et ils ont bien sûr des comptes à rendre.
Le problème ici, c'est qu'on les condamne avant même de savoir ce qui s'est réellement passé et que le pouvoir politique se défausse de ses propres responsabilités en réclamant la tête de quelques magistrats, conseillers d'insertion et de probation et policiers.
Pourtant, d'après ce que nous savons, aucune faute individuelle n'a pour l'instant été mise en évidence dans la tragique affaire de Pornic. En réalité, il y a un problème de défaut de prise en charge résultant d'une situation d'asphyxie des services d'insertion et de probation de Nantes, qui avait été signalé à de multiples reprises au ministère de la justice depuis plusieurs mois, tant par les services d'insertion que par les juges de l'application des peines.
Mansour : Que veulent vraiment obtenir les magistrats au travers de leur conflit avec le président de la République ?
D'abord, je ne pense pas qu'on puisse dire que les magistrats sont en conflit avec le président de la République. C'est le contraire ! Depuis des années, le chef de l'Etat s'en prend régulièrement à l'institution judiciaire, qu'il accuse de tous les maux. Il a même bâti une partie de son ascension politique sur ce positionnement.
Cela a commencé lorsqu'il était ministre de l'intérieur, et s'est poursuivi depuis qu'il a pourtant accédé aux plus hautes fonctions de l'Etat. Cette stratégie est manifestement commandée par sa volonté de se donner une image de fermeté. Il a toujours promis qu'il allait sécuriser les Français, qu'il allait abolir la récidive, et que, du même coup, il allait liquider le Front national. Le fait est que sa politique est un échec en la matière. Il a choisi d'en rendre les magistrats responsables. C'est cela qui est irresponsable.
Exa Spéré : Ne pensez-vous pas que la réaction des magistrats aux propos tenus par le président de la République est "excessive", comme le dit le premier ministre ?
Ce qui est excessif, ce sont les propos du président de la République, à la fois approximatifs et provocateurs.
Les magistrats n'ont pas pour habitude de protester, encore moins de décider spontanément de renvoyer les audiences pendant plusieurs jours. S'il y a une telle unanimité dans la magistrature et, au-delà, dans le monde judiciaire, c'est parce que les propos du chef de l'Etat sont proprement inacceptables.
Il est évident que lorsqu'un magistrat commet une négligence ou un manquement, l'ensemble des magistrats ne se solidarise pas avec lui. On ne fait pas des manifestations à chaque fois que l'un de nos collègues est mis en cause, parce qu'il y a des mises en cause parfaitement légitimes.
Ici, il s'agit d'autre chose : le pouvoir politique se sert de ce drame pour mieux asseoir sa position dominante au détriment de l'équilibre des pouvoirs dans une démocratie.
Mozart : Etes-vous opposé à un contrôle citoyen des juges ?
Non. Le rapprochement de la justice et des justiciables est un combat historique du Syndicat de la magistrature. La justice est rendue
"au nom du peuple français", il est normal que le peuple français sache ce qui se passe dans les palais de justice et puisse même participer au travail de la justice.
Il est également normal que les justiciables puissent se plaindre des éventuels abus dont ils peuvent être les victimes. C'est la raison pour laquelle nous étions favorables à la possibilité pour les justiciables de saisir le Conseil supérieur de la magistrature, qui a été introduite dans notre droit en 2008 et qui est effective depuis quelques jours.
boub : Les magistrats ne sont-ils pas en train de faire de la politique ?
Dès que les magistrats se défendent d'attaques en provenance du monde politique, on les accuse de faire eux-mêmes de la politique ou d'être corporatistes.
Ces deux arguments sont devenus de véritables tartes à la crème des débats sur la justice.
Il est certain que le monde judiciaire est porteur de valeurs, qui sont celles de la justice et de l'Etat de droit. Par ailleurs, la Constitution fait de l'autorité judiciaire la
"gardienne de la liberté individuelle", ce qui justifie que les magistrats se préoccupent de ces questions.
Si c'est cela que vous appelez faire de la politique, alors oui, ils en font, mais de manière parfaitement légitime, comme tous les citoyens et les professionnels de ce pays. Les magistrats sont dans la Cité, il n'y a pas de raison qu'ils s'interdisent de réfléchir et qu'ils se comportent comme les fantassins du pouvoir politique sur le terrain du droit.
François F. : Ne craignez-vous pas que votre "révolte" ne soit pas comprise par l'opinion publique qui se reconnaît plutôt dans le discours, fut-il démagogique, de Nicolas Sarkozy ?
Je crains, en effet, que le plan com' du gouvernement puisse être efficace. La stratégie du chef de l'Etat est claire : il veut monter le peuple contre les juges. J'espère cependant que par le débat, chacun fera la part des choses et mettra en question la version officielle de ces événements.
Sur son blog, Me Eolas a révélé que des argumentaires circulaient au sein de la majorité à propos de cette affaire. Il s'agit d'
"éléments de langage" destinés à orienter le débat en faveur du chef de l'Etat. Ils reposent sur une présentation tronquée de la réalité. J'invite chaque citoyen, qui est aussi un justiciable, à exercer son sens critique.
Les paroles de Nicolas Sarkozy ne sont pas parole d'Evangile.
Tolkien : Quand on vous entend, on a vraiment le sentiment d'être face à une corporation absolument infaillible... N'admettez-vous pas que la colère de l'opinion face à certaines de vos décisions est, au moins, compréhensible ?
D'abord, je voudrais souligner que beaucoup parlent au nom de l'
"opinion", ce qui relève tout de même d'une forme d'usurpation. Ensuite, je retrouve là l'argument hyperclassique du corporatisme, qui est devenu une sorte de talisman contre toute forme de contestation émanant d'un corps de métier.
Bien sûr qu'il y a du corporatisme dans la magistrature, comme dans tous les corps, mais la preuve qu'il ne s'agit pas ici d'un mouvement corporatiste, c'est que les magistrats ne sont pas seuls à protester. Les conseillers d'insertion et de probation, les fonctionnaires des greffes, les policiers, les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, les fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, les avocats, ou encore les magistrats administratifs, autant de professions très différentes et qui ne parlent pas toujours d'une même voix, sont unis dans ce mouvement.
Jeff : L'argument avancé par les juges est le manque considérable de moyens et d'effectifs. Au regard de l'effet papy boom à venir et de la croissance du nombre de dossiers, pourquoi le nombre d'admis des auditeurs de justice est-il aussi faible?
Effectivement, c'est un problème majeur. Nous savons que 220 à 230 magistrats prennent leur retraite chaque année et pourtant, les dernières promotions de l'Ecole nationale de la magistrature comptent moins de 140 auditeurs de justice. Ces chiffres sont vérifiables. Ce sont ceux du ministère de la justice et de l'ENM. Le fait est qu'on recrute donc de moins en moins de magistrats. Or, nous manquons déjà de magistrats.
Selon un récent rapport de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice, la France compte deux fois moins de juges que la moyenne des pays européens et trois fois moins de procureurs. La situation est donc en train de s'aggraver !
Elric : De nombreux condamnés pour viol sont libérés plusieurs années avant la fin de leur peine. Est-ce un problème de moyens ?
Il faut d'abord dire que
Tony Meilhon, mis en examen dans l'affaire de Pornic, n'a pas été libéré avant la fin de sa peine. Il n'a même jamais bénéficié du moindre aménagement de peine. Quand il est sorti de prison, il avait purgé l'intégralité de ses peines d'emprisonnement ferme.
Ainsi, quand le chef de l'Etat utilise l'expression
"quand on laisse sortir de prison...", il laisse entendre à tous, de manière mensongère, que Tony Meilhon a bénéficié d'une libération anticipée. Ce n'est pas la vérité.
Ensuite, plus généralement, il existe effectivement des aménagements de peine. Selon toutes les études qui ont été réalisées sur le sujet, ces mesures constituent des outils efficaces de réinsertion sociale et, par conséquent, de lutte contre la récidive.
Ce n'est pas en enfermant quelqu'un sans le moindre accompagnement et en le laissant sortir sans le moindre début de suivi qu'on lutte contre la récidive. C'est le contraire ! Cela dit, ne nous mentons pas : même lorsqu'un condamné fait l'objet d'un suivi à sa sortie de prison, le risque de récidive n'est pas aboli.
L'un des plus gros mensonges qui circulent à l'occasion de cette affaire dramatique, c'est l'idée d'une possible
"récidive zéro". Hélas, la réalité est tout autre. Il faut travailler à réduire le risque de récidive, mais il est clair que la dangerosité n'est pas prédictible.
Il serait de la mission d'un responsable politique, précisément parce qu'il est censé être responsable, de le dire.
Luca S. : Ne pensez-vous pas que ce débat, même s'il peut vous agacer dans la manière d'être amené par Nicolas Sarkozy, est nécessaire, et donc bienvenu ?
Il est tout à fait important de débattre de la justice. La justice ne doit pas être une affaire d'experts ni être confisquée par les professionnels de la justice. Les magistrats participent d'ailleurs au débat démocratique sur le fonctionnement de l'institution judiciaire.
Mais ici, il ne s'agit pas d'un débat. Il s'agit d'une attaque en règle dépourvue de tout fondement légitime. Lorsque Nicolas Sarkozy a prononcé cette phrase, il ne voulait manifestement pas lancer un débat ni, comme le dit le ministre de la justice,
"s'interroger". Il voulait désigner à la vindicte populaire des professionnels qui, en l'occurrence, selon les éléments dont on dispose, n'ont strictement rien fait de mal.
Hermes : Une accusation simpliste a toujours plus de résonance médiatique qu'un raisonnement complexe. Les magistrats ne sont-ils pas en position de faiblesse face aux attaques du chef de l'Etat ? Comment y répondre ?
Vous avez raison, le combat n'est pas égal. Lorsque Nicolas Sarkozy prononce une phrase, elle est immédiatement reprise en boucle et a la force d'une déclaration officielle. Lorsque nous, professionnels de la justice, tentons d'expliquer la réalité des choses, qui ne se résume pas en une phrase, qui n'est jamais aussi simple que Nicolas Sarkozy voudrait le faire croire, nous avons du mal à nous faire entendre. Mais nous ne renonçons pas à ce droit et ce devoir d'explication.
Nous avons affaire à des communicants chevronnés, mais nous croyons aussi que les citoyens ne sont pas les imbéciles que certains voudraient qu'ils soient. Je pense en particulier que beaucoup ont perçu l'indécence incroyable que constitue l'exploitation politique prolongée du crime atroce qui a été commis à Pornic.
Nope : Le mouvement dans la magistrature est-il historique ? Connaissez vous un précédent ?
C'est effectivement une mobilisation historique. A l'heure qu'il est, plus de 140 juridictions sur 195 se sont engagées dans le mouvement. Ce qui est frappant, c'est le caractère spontané de cette contestation, qui est partie du tribunal de Nantes et a fait tache d'huile sur l'ensemble du territoire. Il est remarquable également que même la hiérarchie judiciaire s'y implique.
Il s'agit véritablement d'une mobilisation unanime. Surtout, je voudrais insister sur la dimension interprofessionnelle de cette mobilisation. Il ne s'agit pas d'un
"mouvement d'humeur" ou d'une
"grogne" des gens de robe, comme on le lit souvent, mais bel et bien d'une lame de fond qui parcourt l'ensemble du monde de la justice et qui est le résultat d'une longue accumulation.
Bertie : Comment pouvez-vous faire grève, puisqu'il s'agit de cela, alors même que vous n'en avez pas le droit ?
Le mot
"grève" n'apparaît même pas dans l'ordonnance de 1958 portant statut de la magistrature. Or, le droit de grève est constitutionnellement garanti.
Nous estimons donc que, sous réserve de l'organisation d'un service d'urgence de nature à éviter une paralysie totale qui serait évidemment très préjudiciable, l'exercice du droit de grève est possible dans la magistrature.
La grève est d'ailleurs pratiquée de manière régulière, non pas fréquente mais régulière, depuis quarante ans dans la magistrature. Bien sûr, à chaque mouvement de grève – et il l'a encore fait aujourd'hui –, le ministère de la justice se croit autorisé à menacer les magistrats de sanctions disciplinaires, mais cela n'est pas de nature à freiner notre mobilisation.
J'ajouterai simplement que la magistrature n'est pas l'armée. Je pense que tout le monde peut comprendre que des grèves soient pratiquées dans l'intérêt du service public de la justice dès lors que les urgences sont traitées.
Marina : Comment pensez-vous sortir de cette crise ? Attendez-vous que Nicolas Sarkozy fasse amende honorable ?
Je crois malheureusement que le monde judiciaire n'attend plus grand-chose de celui qui est pourtant constitutionnellement le garant de l'indépendance de la justice.
Nous attendons d'abord du garde des Sceaux qu'il joue enfin son rôle en rappelant la vérité des faits et en protégeant nos fondamentaux démocratiques. Nous attendons ensuite de lui, et plus généralement du pouvoir politique, qu'il donne enfin à la justice française les moyens de ses missions.
Des recrutements de personnels s'imposent, de nouvelles organisations aussi. Au-delà, il importe de donner à notre justice la place institutionnelle qui devrait être la sienne, au regard notamment des standards européens.
Nous ne nous satisferons pas de mots. Il y a déjà eu beaucoup de promesses, mais quasiment aucun acte. Nous voulons du concret, et rapidement. Il appartient maintenant au ministre de la justice de prendre ses responsabilités face à cette mobilisation sans précédent.
Les points sur les I