Qu'en pensez vous ?Certains y voient un symbole de modernité et de transparence indépassable, d'autres, une résurgence du cauchemar tayloriste de Chaplin dans Les Temps modernes. "L'open space est à la fois l'aménagement le plus prisé des manageurs et le plus contesté par les employés", résume la sociologue Thérèse Evette. Dans les faits, la querelle semble tranchée : au sein des nouveaux bâtiments, l'open space est devenu la règle. "Je n'ai pas conçu un ensemble de bureaux totalement cloisonné depuis plus d'une dizaine d'années", explique Jérôme Malet, fondateur associé de Saguez Workstyle, une entreprise d'aménagement des espaces de travail. Les vastes plateaux évoquant les ateliers industriels d'autrefois se font cependant de plus en plus rares : les architectes privilégient désormais des espaces plus réduits, correspondant à de vrais fonctionnements d'équipe.
Si le terme anglais d'open space s'est imposé, c'est parce que ce modèle vient du monde anglo-saxon. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les premiers immeubles entièrement consacrés aux activités administratives voient le jour à Londres, New York ou Chicago. Dans les sièges sociaux, dans les banques et les assurances, dactylos et comptables sont installés dans d'immenses espaces organisés sur le modèle de la salle de classe – le chef est placé sur une estrade. Le Larkin Building, un immeuble conçu en 1904 par l'architecte Frank Lloyd Wright à Buffalo (Etats-Unis), regroupe ainsi des dizaines d'employés alignés en rangs d'oignons dans une salle aux allures de cathédrale. "On cherche alors la rentabilité foncière par la densification des parcelles urbaines et des postes de travail", analyse Thérèse Evette.
Pendant des décennies, la France reste à l'écart de ce mouvement. "Des immeubles administratifs et des sièges sociaux ont été construits dans la première moitié du XXe siècle, mais la plupart des employés de l'époque travaillaient encore dans des appartements bourgeois reconvertis en bureaux", explique Michael Fenker, directeur scientifique du Laboratoire espaces travail de l'Ecole nationale supérieure d'architecture de Paris-La Villette (ENSAPLV). Il faut attendre les années 1970 pour que la France construise les premières tours de bureaux, les années 2000 pour qu'elle adopte le modèle américain du bâtiment "épais" - plus de 15 mètres de profondeur - qui ne laisse guère le choix aux aménageurs : pour que tous les salariés bénéficient de la lumière naturelle, il faut créer de vastes espaces dépourvus de cloisons.
L'OPEN SPACE GAGNE DU TERRAIN
Aujourd'hui, l'open space semble en passe de gagner la partie : selon une enquête réalisée en 2011 par TNS-Sofres pour l'Observatoire de la qualité de vie au bureau (Actineo), les bureaux individuels sont minoritaires : ils concernent 40 % seulement des salariés. Les autres travaillent soit dans des espaces collectifs réunissant deux ou trois personnes (40 %), soit sur des plateaux ouverts de quatre ou plus (14 %) – les pourcentages restants concernent les personnes qui n'ont pas de bureau. "Les vrais open spaces ne sont pas encore majoritaires, mais ils progressent très vite car les nouvelles constructions adoptent toutes ce modèle d'aménagement", affirme Alain d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS et président du conseil scientifique d'Actineo.
Si l'open space s'est peu à peu imposé, c'est surtout pour des raisons financières : un espace ouvert est beaucoup moins gourmand en mètres carrés qu'un ensemble de bureaux cloisonnés. En regroupant les salariés sur de vastes plateaux, les entreprises confrontées à l'explosion des prix de l'immobilier tentent donc d'améliorer le "rendement-moquette". Cette stratégie semble avoir porté ses fruits : selon Alain d'Iribarne, la taille moyenne d'un poste de travail est passée de 25 m2, dans les années 1970, à 15 m2 aujourd'hui. "La réduction des surfaces est bel et bien un phénomène réel", confirment Michael Fenker et Thérèse Evette.
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FLUIDITÉ, ÉCHANGES, TRAVAIL EN ÉQUIPE...
Plébiscité pour sa souplesse et ses coûts, l'open space a fini par devenir le symbole du discours managérial sur les vertus de la communication, de la transparence et des échanges : il "assouplit les esprits" et "augmente la fluidité de l'information et les échanges informels", affirmait ainsi le secrétaire général de Danone, en 2003. Cette conviction laisse la plupart des chercheurs perplexes, mais elle semble faire consensus dans un monde de l'entreprise qui valorise l'innovation, la performance et la mobilité.
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Les grands plateaux rassemblant trente, voire cinquante salariés sont en revanche très contestés : il est rarissime qu'ils correspondent à un véritable travail commun. "Tous les salariés ont un téléphone et un ordinateur mais ils ne font pas le même travail !, explique Michael Fenker, du Laboratoire Espaces travail de l'ENSAPLV. Certains ont besoin d'un contact direct avec le client, d'autres utilisent beaucoup le téléphone, d'autres encore fonctionnent en binôme ou analysent seuls des données comptables. En les réunissant sur un même plateau sans se soucier de ce qu'ils font vraiment, on gomme les spécificités du travail de chacun. Du coup, on crée des aménagements sans se demander comment ils influeront sur le système de relations sociales et professionnelles."
"OPEN STRESS"
Cette carence de réflexion ouvre la voie à bien des malentendus. Les discours de responsables d'entreprise affirment que les plateaux augmentent sensiblement les échanges professionnels, alors que la plupart des recherches disent le contraire. "Une étude sur les bureaux paysagers allemands, au plus fort de leur expansion, a montré que 80 % de la communication se faisait au sein d'un petit groupe de travail réunissant entre six et huit personnes, explique Thérèse Evette. Des études américaines montrent en outre que, dans les grands espaces, la communication augmente certes en quantité mais baisse en qualité – elle donne lieu à des échanges qui sont professionnellement inutiles et qui finissent par déranger les salariés. Ce discours sur la communication dans les open spaces est une croyance : il n'existe pas d'activité tertiaire qui exige, pour des raisons d'efficacité professionnelle, de regrouper 50 personnes dans un même bureau !"
Si les avantages des grands open spaces paraissent fragiles, leurs désagréments, en revanche, sont connus. Brouhaha incessant, sonneries intempestives de téléphone, désaccords sur la climatisation, interruptions permanentes : on trouve sur Internet des kits de survie en open space comprenant une paire de bouchons d'oreilles, une pince à linge pour les odeurs de repas, un panneau "Repassez plus tard" pour les perturbateurs et un rétroviseur panoramique pour repérer l'approche du chef... "Open space, open stress", résumaient, en 2008, Alexandre des Isnards et Thomas Zuber dans le livre L'Open space m'a tuer.
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Beaucoup d'entreprises évitent aujourd'hui d'aligner des dizaines de postes de travail sur un grand espace non cloisonné. "Le souci de rentabiliser au maximum les mètres carrés est toujours là, bien sûr, mais nous rythmons l'espace avec des salles de réunions équipées de canapés ou de tables classiques, mais aussi avec des cafétérias et des lieux de détente comprenant, par exemple, des toboggans ou des babyfoots – nous l'avons fait chez Link by Net, à Saint-Denis, explique Jérôme Malet. Ces espaces sont indispensables au bien-être, car ils créent un véritable art de vivre au bureau."
LIEUX DE RENCONTRE INFORMELS
Au-delà de ces aménagements, l'idée même d'espace de travail a été peu à peu repensée. "L'anthropologie s'est invitée dans le débat, affirme l'économiste Alain d'Iribarne. Avec les grands plateaux, les entreprises ont créé des espaces de travail contraires au fonctionnement de l'esprit humain. Les bipèdes pensants et affectifs que nous sommes ont besoin d'un téléphone et d'un ordinateur, bien sûr, mais pour que des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des gens d'ici et des gens d'ailleurs travaillent ensemble, il faut aussi de l'envie, de la coopération, et donc des espaces informels qui favorisent l'innovation et la rencontre – ce qui n'est pas le cas des grands open spaces."
Conscientes de cette impasse, les entreprises commencent, selon M. d'Iribarne, à s'éloigner d'une optique exclusivement gestionnaire. "Elles comprennent qu'il faut réhabiliter des espaces qui ont longtemps été déclassés comme les restaurants d'entreprise, les cafétérias, les jardins, les agoras. Ces lieux de rencontre permettent de réinventer le puits ou le lavoir d'autrefois : ils créent des moments d'échanges privilégiés, riches et spontanés. C'est important, car si les gens ne se connaissent pas, ne se comprennent pas, n'ont pas envie de travailler ensemble, le travail collectif ne fonctionne pas. Il faut restaurer la valeur du travail informel." Cette prise de conscience, encore embryonnaire, fait sourire les adversaires des grands plateaux : ils peinent à croire qu'elle suffira à réconcilier les Français avec l'open space.
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