Maurice Gourdault-Montagne raconte qu'en 2006, les Américains ont refusé une solution qui aurait permis de garantir la sécurité de l'Ukraine sans la faire entrer dans l'OTAN.
« Un nouveau rideau de fer partage le continent »
EXCLUSIF Dans cet extrait de son livre, Maurice GOURDAULT-MONTAGNE raconte le projet français né en 2006 d’offrir à l’Ukraine une garantie de sécurité occidentale et russe
À l’été 2020, juste après avoir quitté son poste de secrétaire général du Quai d’Orsay, Maurice Gourdault-Montagne m’avait reçu chez lui en Touraine pour évoquer l’actualité internationale et la faire résonner avec l’Histoire. Lui dont le père avait été lieutenant en 1939 et fait prisonnier avant de retourner se battre après la guerre en Indochine et en Algérie avait besoin de mettre à plat ses souvenirs de diplomate : Tokyo, Londres, Berlin, Pékin, capitales victorieuses ou vaincues, sherpa de Jacques Chirac à l’Élysée…
Dix-huit mois avant que l’armée de Vladimir Poutine n’envahisse l’Ukraine, Maurice Gourdault-Montagne croyait encore possible de « discuter avec les Russes pied à pied sur des sujets de préoccupation majeure en commun comme l’équilibre du continent asiatique face à la Chine et le fondamentalisme islamique ». Dans son livre de Mémoires qui sort mercredi, le diplomate chevronné revient sur les occasions manquées de travailler pacifiquement avec la Russie. F.C.
« Nous fîmes, à l’initiative du président Chirac, une tentative, vite mort-née, pour proposer une solution concernant la sécurité de l’Ukraine. Chirac m’envoya en novembre 2006 […] tester auprès des Russes la proposition suivante : « Pourquoi ne pas donner à l’Ukraine une protection croisée assurée par l’Otan et la Russie ? Le Conseil Otan-Russie en assurerait la surveillance. » C’était là une manière d’assurer la neutralité de l’Ukraine, c’est-à-dire son indépendance et sa pérennité, en garantissant qu’il n’y aurait pas de bases de l’Otan aux portes de la Russie. Sergei Prikhodko, conseiller diplomatique du président russe, que je retrouvais dans son bureau du Kremlin, accueillit cette idée, bien qu’elle fût encore peu élaborée, avec un intérêt certain. « Cela réglerait la question de Sébastopol », remarqua-t-il. Cette réaction instinctive me parut emblématique.
En effet, les Russes ne pouvaient envisager un instant que la Crimée, qui appartenait à l’Ukraine, devînt une terre de l’Otan. Cela aurait mis en péril la prise à bail de la base que la Russie avait en Crimée pour sa flotte de la mer Noire dont le stationnement lui garantissait l’accès aux détroits et aux mers chaudes, obsession de toujours de la Russie enclavée, d’autant plus qu’Odessa était en Ukraine. « En avez-vous parlé aux Américains ? », s’enquit-il. Je promis de le faire.
C’est ainsi que, sur instruction de Chirac, je sondai d’abord mon collègue allemand Christoph Heusgen à la chancellerie fédérale auquel je fis état de la première réaction des Russes. Nous étions en 2006. La chancelière Merkel venait de prendre ses fonctions. L’accueil de son conseiller fut réservé. Il souhaitait bénéficier de l’avis des Américains avant que nous en reparlions. Lors de mon déplacement suivant à Washington, j’abordai cette proposition avec Stephen Hadley et Condi Rice, secrétaire d’État depuis début 2005. La réaction de cette dernière fut immédiate et sans appel : « Ah non ! Vous, les Français, n’allez pas recommencer ! Vous avez déjà essayé de bloquer la première vague d’adhésions à l’Otan. Vous n’allez pas bloquer la deuxième ! » Je compris alors que nous étions devant un mur, et que les Américains avaient clairement le projet de voir l’Ukraine rejoindre un jour l’alliance. Nous étions isolés.
[…] Notre président était, en outre, presque au bout de son mandat et notre marge d’initiative en était réduite d’autant. Les intentions américaines apparurent au grand jour au sommet de Bucarest de 2008 : l’adhésion de l’Ukraine et celle de la Géorgie y furent décidées, comme l’indique la déclaration publiée à l’issue du sommet, mais renvoyées à des jours meilleurs, sur l’initiative de la France et de l’Allemagne, décision qui maintenait l’incertitude.
Source : JDD du 9/10/22, p.16