François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

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Kadavre
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François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Kadavre » 01 avr. 2022, 10:39:59

Une interview passionnante de François Lenglet sur la crise actuelle, qui s'inscrit selon lui dans l'émergence d'un nouveau cycle économique et politique.
LE FIGARO. - En 2019, dans un essai intitulé Tout va basculer !, vous annonciez la fin du libéralisme et le retour des nations. La guerre en Ukraine s’inscrit-elle dans ce grand basculement ? Ne s’agit-il pas d’un réveil des empires davantage que d’un retour des nations ?

François LENGLET. - Ce serait un contresens de voir dans ce conflit la manifestation du « réveil des empires ». Le fait majeur, la cause première, c’est l’éclipse du maître du monde, le désengagement des affaires planétaires qu’opère l’Amérique depuis au moins trois présidences. Les méchants ne se réveillent que s’ils ont le sentiment qu’ils ne seront pas punis par le maître du monde pour avoir bousculé l’ordre international. C’est exactement ce qui est produit : le retrait calamiteux d’Afghanistan a été un signal pour Poutine, un permis de tuer. Sans oublier la faiblesse de Biden, déclarant d’emblée que l’Amérique n’ira pas combattre en cas d’invasion de l’Ukraine. Lorsque le maître renonce à mourir pour défendre son rang, c’est l’esclave qui devient le maître du maître, on sait cela depuis Alexandre Kojève et Hegel. L’invasion de l’Ukraine ne se serait probablement pas produite du temps de Trump, car un républicain cinglé effraie davantage qu’un démocrate. C’est la fin de l’« hyperpuissance » américaine. La guerre de la Russie ferme un siècle de domination des États-Unis, même si une paix précaire était signée dans les prochains jours. C’est en effet lors de la Première Guerre mondiale que l’Amérique avait pris le leadership politique, militaire et économique, au détriment de l’empire britannique, qui détenait le titre depuis la chute de Napoléon. Ce leadership n’a fait que s’accentuer au fil du XXe siècle, jusqu’à la victoire extraordinaire de 1989, la chute du mur de Berlin et l’effondrement communiste, sans une goutte de sang versé.

Que peut changer ce retrait américain pour l’économie mondiale ?

Tout. Car sans maître du monde, il n’y a pas de mondialisation. Le maître fait en effet disparaître le risque géopolitique, car il est craint par les autres. Il sécurise les transactions, il émet une monnaie mondiale, il édicte des règles planétaires. Dans ce monde aplani, les entreprises s’élancent. Elles exportent, délocalisent, investissent là où le capital est le plus rentable. C’est ce que nous avons connu entre 1989 et 2022. Larry Fink, le patron du gestionnaire d’actif Black­rock, a parfaitement raison de faire coïncider la fin de la mondialisation avec l’invasion russe. Cette guerre est le double inversé de la chute du Mur, elle signe la réapparition du risque souverain, géopolitique, des passions nationalistes désinhibées, le retour de la volonté de puissance, l’érection de frontières. C’est la fin de la fin de l’histoire. Donc les entreprises et les capitaux vont rentrer chez eux, par un mouvement parfaitement symétrique à celui qui a débuté dans les années 1990. On le voit déjà avec la relocalisation et la fracturation des chaînes d’approvisionnement mondiales, qui avaient été initiées lors de la pandémie. Ça ira beaucoup plus loin qu’on ne le pense. Car contrairement à une idée reçue, l’économie fait toujours là où on lui dit de faire. TotalEnergies sera probablement c..­traint de quitter la Russie. C’est dommage, car c’est un atout important pour notre énergéticien que d’être présent là-bas. Mais c’est inévitable que les entreprises se soumettent à l’ordre géopolitique. On observe partout dans le monde ce retour de la logique d’État, soutenue par une demande puissante de souveraineté, en réaction à la mondialisation.

La Chine ne peut-elle pas devenir le prochain maître du monde ?

On pourrait le penser, elle se plaît parfois à en rêver, mais je ne le crois pas. La Chine est à la veille d’une refermeture. L’anomalie dans son histoire, c’est l’ouverture, les quarante ans qui viennent de s’écouler. À la faveur de l’épidémie, ses frontières sont désormais verrouillées de façon hermétique. Elle est en train de se désincarcérer de l’économie mondiale, au moins de certains secteurs - les technologies, Wall Street - sous le coup des restrictions américaines. Et son alignement sur la Russie va l’isoler encore davantage de l’Occident. Déjà, certaines sociétés allemandes interrompent leurs contrats avec leurs sous-traitants chinois, par solidarité avec l’Ukraine… La nature profonde de la Chine, son histoire, c’est la fermeture. Il n’y a guère que Taïwan qui l’intéresse, et le contrôle de la mer qui borde ses côtes, qu’elle considère comme sa banlieue stratégique - c’est son Ukraine à elle, et malheur à qui l’entravera sur ces eaux.
Le projet des routes de la soie est une utopie coûteuse qui va à rebours des fondamentaux chinois, et qui devrait capoter. De ce point de vue aussi, la guerre d’Ukraine, avec l’alliance sino-russe qu’elle a révélée, est le double inversé d’un autre événement passé : la « China card », cette politique de Kissinger et Nixon pour se rapprocher de Pékin, dans les années 1970, en isolant les Soviétiques de Moscou. Politique géniale, qui a déterminé quarante années de vie planétaire. C’est grâce à elle que le mur de Berlin est tombé. C’est grâce à elle que la mondialisation moderne, et son acteur clé, la Chine, ont pu se déployer. En 1979, Deng Xiaoping, d’un même jet, établit des relations diplomatiques avec Washington et lance la politique de la « porte ouverte ». Désormais, c’est fini. L’avenir de la Chine est sombre, celui d’un pays isolé et vieillissant à une vitesse ahurissante, perclus des dettes accumulées pendant le « grand boom en avant ». Une sorte de Japon dictatorial.

[...]

Ces bouleversements sont-ils profitables à la construction européenne ?

Je suis obligé de reconnaître que l’épidémie, d’abord, et la guerre, ensuite, semblent avoir coalisé l’Europe, et non pas l’avoir désarticulée comme je le redoutais. La gestion efficace des vaccins, le travail commun pour sécuriser les approvisionnements stratégiques, le plan de relance collectif, le changement de pied de l’Allemagne en matière de défense, tout cela est proprement incroyable et bienvenu. Je me suis longtemps dit que l’Europe était un navire de beau temps qui se briserait au moindre récif. Le gros temps qui monte prouve le contraire. Il a eu le mérite de dessiller les yeux, de concentrer les dirigeants européens sur des objectifs vitaux et stratégiques, et de leur faire délaisser la réglementation du niveau sonore des tondeuses à gazon. Mais la route est longue. Et au plan militaire, il va falloir trouver des solutions opérationnelles rapidement, plutôt que de rêver à l’idée romantique d’une « armée européenne ».

https://www.lefigaro.fr/vox/economie/fr ... Mur%C2%BB.

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johanono
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par johanono » 01 avr. 2022, 11:24:19

Cet article intéressant mentionne deux problématiques différentes :
- la prochaine fin de la mondialisation libérale,
- la question de savoir si l'Europe est ou non la principale victime de la guerre.

Cela fait plusieurs années que François Lenglet pronostique la fin de la mondialisation libérale. Il y a quelques années, il avait même écrit un livre intitulé "La fin de la mondialisation". J'ai lu ce livre à l'époque, et je suis resté assez dubitatif. Pour pronostiquer cette fin de la mondialisation libérale, il se fonde principalement sur deux constats : des flux d'échanges internationaux moindres, et la montée en puissance, dans beaucoup de pays, de partis politiques dits "populistes" hostiles à cette mondialisation. Sauf que la baisse des flux d'échanges qu'il a constatée date de la précédente crise financière (2009-2010) et que les succès électoraux des populistes dans certains pays n'ont pas spécialement remis en cause les traités de libre-échange actuellement en vigueur. Moi, je n'ai pas l'impression que le nouveau monde d'après la crise sanitaire qu'on nous a promis soit très différent de l'ancien. Je vois toujours autant d'échanges, d'importations, de délocalisations, etc. Et je ne suis pas certain que la guerre en Ukraine change beaucoup les choses. J'aimerais bien que François Lenglet ait raison, mais en l'état actuel de la situation, je trouve sa prédiction un peu hasardeuse.

Quant au risque que l'Europe soit la principale victime de la guerre, il est réel, oui. Les Américains ont beaucoup de ressources naturelles, ils commercent assez peu avec les Russes, les sanctions contre la Russie les impacteront peu. L'Europe sera beaucoup plus pénalisée, et ça prouvera une fois encore que la promesse des européistes selon laquelle "ensemble, nous sommes plus forts" n'est pas vérifiée en pratique.

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Nombrilist
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Nombrilist » 01 avr. 2022, 11:25:27

Analyse effectivement très intéressante. Je diverge sur plusieurs points. Pour moi, l'UE n'a jamais été aussi proche de la dislocation:

- L'UE n'ambitionne pas une armée commune. Chaque pays va développer son armée pour protéger son propre territoire. Notamment l'Allemagne.
- La Chine et la Russie vont se fermer et garder leur énergie pour assurer leurs propres développements (comme je l'annonce depuis maintenant un an en ce qui concerne la Chine).
- L'UE ne dispose pas d'énergie fossile sur son sol. Son indépendance énergétique vis-à-vis des pays terroristes du Moyen-Orient est impossible, et de toute façon, ils ne pourront pas suppléer la Russie et la Chine.
- A l'Ouest, les pays du Sud et du Nord se détestent cordialement car ceux du Sud vivent supposément aux crochets de ceux du Nord. L'Allemagne accepte les pays de l'Est car elle les utilise comme une main d’œuvre bon marché. Les autres pays de l'Ouest voient d'un mauvais œil ces pays nous piquer notre pognon pour se développer à notre détriment.
- Les distensions déjà existantes entre les pays de l'UE vont fortement s'accentuer en raison du manque inéluctable d'énergie combiné au fait que des peuples drogués au pouvoir d'achat ne seront jamais prêts pour un premier - pourtant petit - palier de sobriété subie qui va arriver dès l'an prochain, si carrément pas cette année.
- Je pense que le fait que seule la France dispose d'une armée digne de ce nom a équilibré un peu le rapport de force du "couple" franco-allemand jusqu'à présent.

Pour moi, cette montée du nationalisme armé chez la première puissance européenne ne peut aboutir qu'à une troisième guerre pan-européenne. D'ici 20-30 ans. Peut-être même avant.

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johanono
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par johanono » 01 avr. 2022, 11:33:11

Ce concept d'une Europe plus forte, plus intégrée, plus fédérale, pour lutter contre les autres grandes puissances (États-Unis, Chine, Russie) est assez séduisant intellectuellement, mais elle fait fi des divergences culturelles profondes entre pays européens. Entre la France qui rêve d'intégration et de couple franco-allemand, l'Allemagne qui conçoit l'UE comme un moyen de restaurer sa domination sur le continent, les pays d'Europe du Nord qui ne veulent rien dépenser, les pays d'Europe de l'Est qui conçoivent l'UE comme un guichet à subventions, entre la France qui rêve d'une Europe de la défense et beaucoup d'autres pays qui restent attachés à la protection militaire américaine, il y a trop de différences...

Il est vrai que le conflit en Ukraine a permis une certaine prise de conscience, dans beaucoup de pays européens, sur la nécessité d'avoir une UE forte, mais cette prise de conscience ne résistera pas aux égoïsmes des uns et des autres. Le meilleur exemple est celui de l'Allemagne, qui change de politique en annonçant des investissements militaires importants, mais qui annonce aussi que ces investissements consisteront à acheter du matériel américain...

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Nombrilist
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Nombrilist » 01 avr. 2022, 11:41:50

Ce qui prouve que les Allemands se méfient moins des Américains (plus éloignés géographiquement et pour le compte desquels ils espionnent la France) que des Français. Les Allemands ont intérêt à ce que la tête des gros pays reste sous l'eau juste ce qu'il faut. Tant que l'énergie ne vient pas à manquer.

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Kadavre
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Kadavre » 01 avr. 2022, 13:29:17

johanono a écrit :
01 avr. 2022, 11:24:19
Pour pronostiquer cette fin de la mondialisation libérale, il se fonde principalement sur deux constats : des flux d'échanges internationaux moindres, et la montée en puissance, dans beaucoup de pays, de partis politiques dits "populistes" hostiles à cette mondialisation. Sauf que la baisse des flux d'échanges qu'il a constatée date de la précédente crise financière (2009-2010) et que les succès électoraux des populistes dans certains pays n'ont pas spécialement remis en cause les traités de libre-échange actuellement en vigueur.
Il ne se fonde pas que sur la baisse du commerce international [c'est quand même un indicateur important] mais sur plusieurs facteurs :
-le déclin et retrait de l'hyperpuissance américaine, c'est elle qui a porté la mondialisation depuis les années 1980-2010.
-le repli de la Chine et de la Russie après des années d'ouverture
- les sanctions économiques contre la Chine et la Russie
- la crise sanitaire et la guerre en Ukraine
Quant aux populistes, ils ont bien eu la peau du TAFTA.
Le retour de l'inflation est le signe d'un changement de cycle économique.
Est-ce que tu crois qu'un accord de libre-échange pèserait lourd dans le cas d'une crise grave ? On constate que Poutine est prêt à remettre en cause les contrats de gaz en € et en $ quitte à mettre un embargo sur le gaz à destination de l'UE.
Nombrilist a écrit :
01 avr. 2022, 11:25:27
L'UE n'ambitionne pas une armée commune. Chaque pays va développer son armée pour protéger son propre territoire. Notamment l'Allemagne.
L'Europe peut exister sans armée commune, c'est même le cas depuis qu'elle existe.
Nombrilist a écrit :
01 avr. 2022, 11:25:27
La Chine et la Russie vont se fermer et garder leur énergie pour assurer leurs propres développements (comme je l'annonce depuis maintenant un an en ce qui concerne la Chine).
C'est plutôt l'UE qui veut réduire sa dépendance au gaz russe. De toute façon, la transition écologique nous l'impose, cette crise ne va faire qu'accélérer un processus qui était inévitable.
Nombrilist a écrit :
01 avr. 2022, 11:25:27
L'UE ne dispose pas d'énergie fossile sur son sol.
De toute façon, on ne veut plus d'énergie fossile, donc ça tombe bien...
Modifié en dernier par Kadavre le 01 avr. 2022, 13:32:18, modifié 1 fois.

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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Nombrilist » 01 avr. 2022, 13:30:22

@Kadavre , je crois que tu n'as pas compris comment on transitionne, et tu as escamoté la partie où je décris que les gens ne sont pas prêts à un premier palier de sobriété, même minime.

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Kadavre
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Kadavre » 01 avr. 2022, 13:35:24

Nombrilist a écrit :
01 avr. 2022, 13:30:22
@Kadavre , je crois que tu n'as pas compris comment on transitionne, et tu as escamoté la partie où je décris que les gens ne sont pas prêts à un premier palier de sobriété, même minime.
Ca on verra bien, si la Russie stoppe son gaz, il faudra bien s'adapter. C'est déjà arrivé dans le passé avec les chocs pétroliers dans les années 1970, il a bien fallu réduire les consommations d'énergie.

Papibilou
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Re: François Lenglet : « L’EUROPE est la grande victime économique de cette guerre »

Message non lu par Papibilou » 01 avr. 2022, 17:59:41

Le monde est en train de se structurer en 2 blocs , les brics ( Chine, Russie, Afrique du Sud, Brésil, Inde, soit la moitié de la population mondiale) et les USA et ses alliés européens canadiens et australiens, pays riches mais moins peuplés.
La guerre, terme oublié depuis pas mal de temps en Europe, refait son entrée.
L'Allemagne a compris qu'il ne fallait pas trop compter sur les troupes américaines. Ils s'arment auprès du principal fournisseur, sachant que la France n'est pas en mesure de fournir rapidement les rafales, et s'offrent un mur de défense contre les missiles. Depuis quelques années ils avaient nettement augmenté leur budget défense.
De toutes façons, il n'a jamais été question d'une armée européenne mais d'une défense européenne. Néanmoins comment devra-t-elle s'articuler avec des pays faibles et moins capables de s'armer à l'est et des pays plus riches à l'ouest mais ou chacun risque de vouloir bâtir sa défense sans se préoccuper de l'ensemble ?

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