Hubert Védrine: «Les élites européistes deviennent une locomotive sans wagons»INTERVIEW - Pour l'ancien chef de la diplomatie française, il est temps pour les Européens de reconstituer leur souveraineté et de rebâtir et d'assumer leur autonomie stratégique.
LE FIGARO. - Quel est l'enjeu des élections européennes?
Hubert Védrine. - Choisir 79 députés français au Parlement européen sur 705. C'est important, mais on ne joue pas l'avenir de l'Europe à quitte ou double! Globalement, les «populistes» ne vont pas progresser tant que ça. Ce sera un indicateur pour mesurer l'état de l'opinion dans chaque pays, et le progrès de l'idée de souveraineté.
Quelles sont les raisons profondes de la montée des populismes?
Certains voient le «populisme» comme un virus extérieur qui attaque un organisme sain à défendre, ou comme une idée «nauséabonde» à stigmatiser. En fait, je pense qu'il s'agit surtout en Occident d'un décrochage des classes populaires, puis des classes moyennes, par rapport à la mondialisation menée par les mondialisateurs bien au-delà de ce que demandaient les consommateurs mondialisés et l'intégration normalisatrice européenne poursuivie par les élites même quand les peuples renâclaient. On l'oublie: ce décrochage vient de loin, (Maastricht, 1992: un point d'écart!).
Il va jusqu'à la mise en cause de la démocratie traditionnelle par ceux qui ne veulent plus être «représentés». Ces forces sont passées du bistrot du village - qui a disparu - aux réseaux et aux ronds-points. Il y a dans le «populisme» des idées dangereuses à combattre, et de vraies demandes. Mais les condamnations ou l'eau bénite (comme pour désintégrer les vampires!) cela ne marche pas. Il faut traiter et assécher les causes.
«Oui, il y a divers populismes. Un ‘‘populisme social'', comme on le voit dans le méli-mélo des ‘‘gilets jaunes'', ou culturel, ou identitaire»
Hubert Védrine
Pourquoi n'avons-nous rien vu venir?
Les nombreux signes de ce décrochage des populations ont été considérés comme archaïques et dépassés. Souvenez-vous du mouvement Occupy Wall Street. En Europe, en 2005 le traité constitutionnel a été rejeté par les Néerlandais, plus encore que par les Français. L'abstention aux élections européennes a crû pendant longtemps. Personne ne savait quand et comment ces mouvements allaient se cristalliser, mais la tendance, aggravée par des politiques allergisantes, était perceptible depuis longtemps. Ceux pour qui l'Europe est une foi refusaient de le voir. D'autres pensaient ne pas avoir le choix.
J'avais alerté depuis longtemps sur le risque que les élites européistes deviennent une locomotive sans wagon. Mais tout cela doit être replacé dans un cadre plus général: l'Occident a perdu le monopole de la conduite du monde. Même pour les plus indifférents à la géopolitique, ce changement est pesant. Nos valeurs universelles, notre mission spéciale, l'ingérence et toutes ces notions si populaires pendant trente ans en France ne peuvent plus masquer le fait que dans le chaos mondial, nous sommes aujourd'hui sur la défensive. Le «populisme» serait peut-être moins hargneux si on était en phase d'expansion et de confiance en nous…
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Existe-t-il des différences entre les populistes de l'est et de l'ouest de l'Europe?
Oui, il y a divers populismes. Un «populisme social», comme on le voit dans le méli-mélo des «gilets jaunes», ou culturel, ou identitaire. Il y a aussi des différences entre les États-Unis et l'Europe. Et en Europe, il y a des clivages liés aux racines catholiques ou protestantes et à l'histoire. Prenons la finance: les germano-scandinaves considèrent qu'il ne faut pas dépenser plus que ce que l'on a, tandis que les pays du Sud pensent l'inverse, sont keynésiens et croient pouvoir vivre et croître à crédit.
Face aux flux migratoires, il y a opposition entre les sociétés qui se sont résignées à devenir «multiculturelles», ou même qui trouvent cela bien - une petite partie des élites dans les médias, la haute administration, les milieux judiciaires et intellectuels considère que toute identité est dangereuse et que le métissage est le remède. L'Europe de l'Est au sens large, qu'elle soit catholique, protestante ou orthodoxe, dit non à la société multiculturelle. La figure dominante de ces pays est Viktor Orban car il est le plus provoquant, un épouvantail facile, heureux d'être choisi comme cible, mais beaucoup à l'Est pensent un peu de la même manière. Ce clivage est profond.
Peut-il à lui seul faire exploser l'Europe?
(...)
La formule est bonne. Reste à en tirer des conséquences politiques.