Dans un chat sur LeMonde.fr, l'économiste Nicolas Bouzou, auteur du "Chagrin des classes moyennes" (Ed. JCLattès) note l'absence de primo-accédants, à Paris : "c'est une bombe politique".
Nicolas : Que pensez-vous de la méthode de calcul du taux d'inflation en France ? Donne-t-elle une indication fidèle de la hausse des prix ?
Nicolas Bouzou[/url] : Oui. La méthode est la même pour quasiment tous les instituts de statistiques au monde. Les statisticiens de l'Insee sont partout considérés comme compétents, honnêtes et indépendants. En revanche, c'est l'interprétation de l'inflation qui est de plus en plus complexe.
En effet, certains internautes qui chattent avec nous ont une inflation de 5 %, et d'autres une déflation de 2 % ; tout dépend de ce qu'ils consomment.
Paokara : Connait-on une forte inflation aujourd'hui ?
Pas une forte inflation, mais il est vrai que les prix augmentent plus vite depuis que les cours des matières premières se tendent. On avait vu le même phénomène en 2008. En 2011, l'inflation devrait tourner autour de 2 %, mais avec de fortes augmentations sur les prix de l'énergie, voire de l'alimentation.
Claire : Qui sont les principales victimes de l'inflation ? Les rentiers ou les ménages modestes ?
Clairement, les ménages modestes. L'inflation est globalement assez faible, et donc on ne peut pas dire qu'elle spolie les épargnants. En revanche, elle est concentrée sur des biens pour lesquels il est difficile de diminuer la consommation, surtout pour les ménages à faibles revenus.
Je pense en particulier à l'essence, au chauffage, à l'électricité, et même à l'alimentation.
Donc oui, l'inflation contemporaine est défavorable aux classes moyennes et aux ménages à faible revenu.
Jerome : Trouvez-vous normal ou justifié que le poste logement n'entre pas en compte dans le calcul de l'inflation ?
Les loyers entrent en compte. Mais quand vous devenez propriétaire, vous vous constituez un patrimoine. Il s'agit donc bien d'un acte d'épargne, et non d'un acte de consommation. Il est donc logique que cela ne soit pas intégré dans l'inflation.
Martin : L'inflation liée à la flambée des matières premières et du pétrole est dite inflation importée. Comment peut-on la combattre ?
Par définition, on ne peut pas la combattre, puisqu'elle est importée. En revanche, on peut espérer qu'à moyen et long terme, on sera en mesure de consommer des énergies moins onéreuses, par exemple des énergies renouvelables qui pourraient être produites en France.
Alex : Existe-il un vrai problème de pouvoir d'achat en France ou est-ce un moyen politique pour récolter des voix ?
Il existe un vrai problème de pouvoir d'achat en France. D'une part, la croissance économique a été relativement faible, y compris avant la crise, ce qui a entravé la hausse des revenus. D'autre part, les inégalités de revenus sont en forte augmentation, ce qui signifie que si le pouvoir d'achat augmente de 1 % au niveau global, il augmente de 10 % pour certains, et baisse de 8 % pour d'autres.
Clairedenys : En matière de pouvoir d'achat qui gagne ? Qui perd ?
Aujourd'hui, plus vous montez dans l'échelle des revenus, plus les augmentations de pouvoir d'achat sont fortes. C'est là la source de la montée des inégalités. Le capitalisme contemporain agit de ce point de vue comme un filtre qui survalorise ceux qui sont le mieux armés pour bénéficier de la mondialisation et des innovations technologiques.
En revanche, on voit que le revenu médian, qui constitue une approximation du niveau de vie des classes moyennes, progresse moins vite que le revenu de l'ensemble de la population.
Alek : Pensez-vous qu'il y a des inégalités générationnelles en ce qui concerne le pouvoir d'achat ?
Oui. Si je voulais caricaturer, je dirais que les baby-boomers ont fait augmenter les prix du logement, ont fait augmenter la dépense publique, et ont pollué la planète. C'est un peu une boutade, mais les jeunes générations sont dans une situation plus anxiogène que leurs aînés.
Je crains d'ailleurs des tensions intergénérationnelles dans les pays riches ces prochaines années.
Hector : Le pouvoir d'achat est-il en berne dans tous les pays d'Europe ? Qu'en est-il aux Etats-Unis ?
Non. Il existe des pays dans lesquels le pouvoir d'achat augmente assez rapidement. C'est par exemple le cas de la Suède. A l'inverse, en Allemagne, par exemple, le pouvoir d'achat n'a quasiment pas progressé depuis dix ans. Aux Etats-Unis, le problème tient davantage à la répartition extraordinairement inégalitaire des salaires.
En d'autres termes, quelques pour cent de la population raflent toute la mise. Cela devient un problème macro-économique, car cela contraint la consommation.
Delije : Quelles mesures économiques seraient susceptibles d'augmenter le pouvoir d'achat ?
L'une des principales causes de la faiblesse du pouvoir d'achat est liée au niveau élevé du chômage. Donc les mesures qui portent sur le marché du travail sont les plus efficaces. On pense par exemple au transfert des charges sociales sur les impôts.
Si l'on veut prendre le problème très en amont, une véritable politique de pouvoir d'achat passerait tout d'abord par une grande réflexion sur notre système éducatif. Le salaire est un avatar de ce que les économistes appellent le
"capital humain". C'est ce capital humain qu'il convient d'accroître.
C'est le moyen le plus efficace à long terme d'augmenter le niveau de vie et de réduire les inégalités.
Claude : Le pouvoir d'achat est-il lié à la croissance du PIB et à l'existence d'une forte dette extéreure ?
A la croissance du PIB, oui, même s'il faut aussi prendre en compte les conflits de répartition. La dette publique peut poser un problème si son remboursement rend obligatoire une hausse brutale de la fiscalité. Cela pourrait se produire, en France, ces prochaines années si l'on ne s'attaque pas sérieusement et dès maintenant à la question de la réduction des déficits publics.
Pierre : La Banque centrale européenne peut-elle, en luttant contre l'inflation, soutenir le pouvoir d'achat ?
Oui. C'est d'ailleurs ce qu'elle prétend faire. La Banque centrale européenne considère que la stabilité des prix est une condition de la croissance, de l'emploi et du pouvoir d'achat, et elle applique cette politique. Il me semble que c'est en grande partie justifié. Il y a peut-être un fantasme à penser que l'inflation constituerait une solution à nos problèmes.
Fernand : Avec régularité sous la Ve République, le pouvoir d'achat est en hausse dans les six mois qui précédent l'élection présidentielle. En sera-t-il de même en 2011-2012 ?
Le pouvoir d'achat est en hausse quasiment tous les ans, pas spécialement avant une élection présidentielle. Les statistiques de l'Insee sont disponibles et en font foi. Le vrai problème, c'est que le pouvoir d'achat n'augmente pas pour tout le monde, ce qui peut générer un sentiment de paranoïa vis-à-vis des chiffres.
ELB : Ne serait-il pas temps que nos industriels et commerçants pensent à baisser les prix, ce qui est une façon de redonner du pouvoir d'achat ? Le succès du low cost dans l'automobile et du hard discount dans la distribution sont-ils des signes structurels ou conjoncturels ?
Ce sont des signes structurels. La montée en puissance du low cost est directement la conséquence du phénomène d'écrasement des classes moyennes auquel je faisais allusion. Savez-vous que 70 % des gens qui empruntent les compagnies aériennes low cost n'avaient jamais pris l'avion auparavant.
Les commerçants et les distributeurs arrivent donc bien à s'adapter à cette nouvelle donne en matière de pouvoir d'achat.
Maycne : Peut-on s'attendre à des hausses de salaires en France en 2011 ?
Oui, mais modérées. Avec une croissance de l'ordre de 1,5 %, il est difficile de s'attendre à une explosion des rémunérations. Certes, la légère augmentation de l'inflation pourrait amener les entreprises à lâcher un peu plus la bride sur les salaires, mais la forte compétition internationale, surtout avec la montée des pays émergents, les en empêche en partie.
Nicolas : L'augmentation des salaires de la fonction publique est-elle possible, compte tenu du discours que tient le gouvernement ?
Elle est rendue difficile par la situation précaire de nos finances publiques. De ce point de vue, le diagnostic du président de la République, qui consistait à affirmer que la France comptait trop de fonctionnaires pas assez payés, me semble correct.
En même temps, il est clair que la faiblesse de la rémunération des fonctionnaires constitue un problème dans la mesure où les études montrent que les Etats efficaces rémunèrent très bien leurs salariés.
Ghui : La BCE s'oppose à une augmentation des salaires, les entreprises sont dans la compétition mondiale. Est-il possible d'augmenter le pouvoir d'achat sans augmenter les salaires ?
Un peu, mais pas beaucoup. On peut intensifier la concurrence dans le commerce, par exemple, ou dans les services, pour faire baisser les prix. En revanche, la situation des finances publiques ne permet pas de diminuer les impôts ou d'augmenter les retraites.
Donc, en dehors des salaires, les marges de progression du pouvoir d'achat sont très faibles.
JBD : Le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail est souvent pointé du doigt pour expliquer l’appauvrissement du plus grand nombre. Existe-t-il des moyens d'obliger les entreprises à augmenter les salaires ? Est-ce souhaitable ?
En France, le partage de la valeur ajoutée est à peu près stable depuis vingt ans. Cela dit, certaines entreprises, en particulier les plus grosses, auraient les moyens d'augmenter plus les salaires. Il n'existe pas véritablement de moyen de les y obliger, mais on peut les y inciter.
On sait par exemple que les allègements de charges sur les bas salaires génèrent une sorte de trappe à bas salaires. Ainsi, il faudrait lisser les charges sociales entre les bas et les moyens salaires.
Guest : Le gouvernement vient d'annoncer la fin du bouclier fiscal et une révision de l'ISF. Les classes moyennes ne vont-elle pas en faire les frais ?
C'est en effet un risque. La réforme de l'ISF, même en supprimant le bouclier fiscal, risque de coûter de 1 à 2 milliards d'euros. Vu l'état de nos finances publiques, il va falloir trouver cette somme ailleurs. En augmentant la fiscalité sur les revenus de l'épargne, sur les transactions mobilières ou immobilières, en supprimant des niches fiscales liées à l'impôt sur le revenu. Bref, il est possible que cette mesure alourdisse la charge qui pèse sur les classes moyennes.
Cpof : La bulle immobilière n'est-elle pas largement responsable de l'impression de perte de pouvoir d'achat ? Ne serait-il pas urgent de la résorber ?
C'est tout à fait possible, et je milite pour une forte hausse de la construction de logements en France. La hausse des prix de l'immobilier a de multiples causes, notamment la faiblesse des taux d'intérêt. Mais pour absorber une demande croissante, il faut construire beaucoup plus et accepter de densifier nos villes.
Autrement dit, au lieu de solvabiliser la demande comme on a voulu le faire ces dernières années, il faut libérer l'offre.
Vincent Hein : Le logement pénalise le budget des ménages. L'Allemagne a un système qui encadre l'augmentation des loyers. Est-ce une piste ?
Je ne pense pas. Le niveau élevé des loyers tient à l'insuffisance de l'offre. Tant que vous n'aurez pas plus de maisons et d'appartements dans les grandes villes et dans les villes moyennes, vous aurez des loyers très élevés.
Céleste : La flambée des prix de l'immobilier n'est-elle pas largement responsable de l'asphyxie du budget des familles ? Certaines consacrent presque la moitié de leurs ressources à ce poste, ce qui était impensable auparavant pour une majorité de Français.
C'est vrai, et c'est l'une des principales causes du
Chagrin des classes moyennes [ouvrage de Nicolas Bouzou] et de l'inquiétude des jeunes. Songez qu'à Paris, vous n'avez plus de primo-accédants. C'est une bombe politique.
MLP : Pour le Français moyen, l'euro a fait flamber les prix au quotidien (baguette de pain, essence, voiture...). N'est-ce pas un argument pour ceux qui prônent une sortie de l'euro ? Quelles seraient les conséquences d'une telle sortie sur le pouvoir d'achat ?
Non, ce n'est pas un argument. Les prix ont augmenté au moment du passage à l'euro fiduciaire en 2002. Depuis, les hausses de prix n'ont plus rien à voir avec l'euro. Au contraire, le niveau élevé de l'euro par rapport au dollar allège le prix de nos importations.
Si l'on sort de l'euro pour adopter un franc faible, alors, pour le coup, les prix risquent d'augmenter nettement.
Sjelay : Une dévaluation permettrait-elle d'aider à réduire les déficits ?
Déjà, nous n'avons pas aujourd'hui de possibilité de dévaluer l'euro. Ce qui est vrai, c'est que pour un pays à faible compétitivité comme la France, la perte de valeur d'une monnaie dynamise rapidement les exportations, la croissance et les recettes fiscales.
Le lien entre dévaluation et réduction des déficits est donc indirect.
Max : Comment pouvez-vous expliquer le fait qu'aujourd'hui malgré deux salaires dans un foyer, les classes moyennes n'arrivent pas à joindre les deux bouts ?
Déjà, les inégalités de salaires sont de plus en plus fortes. Vous avez - et c'est assez nouveau - des salariés dont les rémunérations explosent, et d'autres dont les rémunérations stagnent. C'est d'ailleurs vrai dans toutes les professions, y compris dans des métiers qu'on pensait protégés, comme les médecins ou les avocats.
Ensuite, les classes moyennes subissent les effets de politiques économiques qui leur ont été défavorables ces dernières années. J'ai déjà parlé des politiques du logement. On pourrait aussi parler de la fiscalité, qui est très progressive pour les classes moyennes.
C'est à mon avis aujourd'hui l'enjeu essentiel pour la cohésion sociale de notre pays.
François C :
Le prochain quinquennat, quel que soit le président, ne va-t-il pas être celui de l'austérité en raison de l'équilibre indispensable des finances publiques, avec baisse des dépenses publiques et hausse des impôts, sous peine de faillite encore plus préjudiciable pour les plus bas revenus ?
Je crois que vous avez raison. J'ai coutume de dire que les créanciers de l'Etat français ne sont ni de droite ni de gauche. Quel(le) que soit le ou la président(e) en 2012, il ou elle devra continuer de réformer les retraites, la dépendance, et il ou elle devra même s'attaquer à la réforme de l'assurance-maladie.
De ce point de vue, il me semble que des politiques de droite ou de gauche ne pourront pas être très différentes.
Lucien : Une stagnation durable du pouvoir d'achat risque-t-elle de provoquer des mouvements sociaux à terme ?
Bien sûr, et je m'inquiète aussi des conséquences de la montée des inégalités. Regardez l'exemple des
"bobos". Les bobos ne sont rien d'autre que les classes moyennes supérieures qui se sont enrichies. Eh bien le terme bobo est quasiment devenu une insulte. Cela montre bien qu'il y a des tensions qui deviennent palpables.
Elisa : Voyez-vous la France comme un pays désormais tourné vers l'économie du tertiaire (en raison des délocalisations et de la mondialisation) et destiné, à plus ou moins brève échéance, à être un pays touristique ?
De fait, la part de l'emploi industriel dans l'emploi total a beaucoup reculé ces dernières années. En même temps, certains exemples étrangers montrent que même dans un pays riche avec des coûts salariaux élevés, on peut continuer à produire et à exporter des biens industriels. La clé réside dans l'innovation.
Regardez la Suède, ou surtout l'Allemagne, qui a un excédent commercial par rapport aux pays émergents.