Jerome Kerviel, BP et la guerre du Kippour

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El Fredo
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Message non lu par El Fredo » 21 juin 2010, 22:41:00

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Jerome Kerviel, BP et la guerre du Kippour

En lisant ce billet chez Aliocha (lecture chaudement recommandée pour suivre le procès Kerviel, comme le blog de Pascale Robert Diard) Je me suis surpris à penser à la guerre du Kippour.

Résumons. Pendant des années, Kerviel a pris des positions absurdes. Imaginez un smicard qui joue 100 000 euros sur les sites de paris sportifs de la coupe du monde, et vous aurez une idée du caractère aberrant des positions prises. Or, si l'on peut comprendre qu'un homme seul puisse se retrouver dans une dynamique le conduisant à ce genre de comportement - après tout, il arrive que des smicards se surendettent et se ruinent au jeu - on ne comprend pas que la banque pour laquelle il travaillait, la Société Générale, ait pu le faire. Ce qui laisse les explications possibles suivantes :

- Explication 1 : Kerviel est un génie de la manipulation, ce qui lui a permis de dissimuler soigneusement ses opérations, pendant des années, les rendant invisibles à sa hiérarchie et à la batterie de personnel du back-office et de contrôleurs de risque de la banque. C'était la thèse initiale de la Société Générale.

- Explication 2 : Kerviel a adroitement manoeuvré pour dissimuler ses activités, mais la banque a été gravement incompétente, parce que les dissimulations en question n'étaient pas si adroites que cela, et auraient pu, et dû, être détectées. Cette incompétence a été plusieurs fois signifiée lors du procès, notamment par le fait que la Société Générale a dû payer une lourde amende (presque l'amende maximale) suite à cette affaire.

- Explication 3 : La Société Générale a été aveugle, mais parce que la hiérarchie a décidé de ne pas regarder ce qui se passait. Après tout, tant que l'on gagne de l'argent, pourquoi s'inquiéter? Kerviel, dans cette perspective, a bénéficié d'une sorte d'accord tacite pour mener ses malversations et prendre des risques invraisemblables.

- Explication 4 : en fait, l'accord de la hiérarchie de Kerviel n'était pas implicite, mais explicite. Ses supérieurs l'ont volontairement laissé faire, voire encouragé. Il n'y a là pas tant des malversations que la dérive générale de la finance, dans laquelle des irresponsables font n'importe quoi.

Le procès consiste, sur la base de faits avérés et reconnus par Kerviel, à savoir laquelle de ces explications est la bonne. Pour la défense de Kerviel, si le procès aboutissait à la quatrième explication, ce serait l'idéal : montrer que la Société Générale, partie civile dans le procès, est en fait aussi coupable que son trader. Pour la Société Générale, la première explication est préférable : elle la fait passer pour la victime d'un manipulateur, alors que la seconde la présente comme incompétente, et les deux autres comme carrément complice, par omission ou par action, des agissements de Kerviel. Pour une institution financière qui dépend crucialement de la confiance que lui accordent ses clients et partenaires commerciaux, cela fait vraiment très, très mauvais genre.

Alors, quelle explication est la bonne? Je n'ai certainement pas interrogé autant de personnes qu'Aliocha, mais ce que l'on m'a dit tourne autour de l'idée suivante : pendant une courte période de temps, une ou deux semaines, effectivement, il est possible à un trader de faire n'importe quoi à l'insu de sa hiérarchie, et de couvrir ses agissements par des manipulations. Mais plus longtemps, c'est impossible sans laisser de traces visibles. Même génial, Kerviel n'aurait pas pu se cacher aussi longtemps.

Et à l'évidence, Kerviel n'est pas un génie. Les traces de ses actions étaient visibles. On a pu voir la Société Générale, d'ailleurs, finir par reconnaître que leurs systèmes de surveillance ont été lourdement défaillants. La première explication n'est donc guère plausible. Depuis, on oscille entre les autres, au gré des témoignages de tel ou tel, le tout dans un procès ou l'émergence de la vérité n'est pas facilitée par le rôle considérable des conseillers en communication et les effets de manche des ténors du barreau.

Reste donc l'hypothèse d'une grande incompétence, d'un aveuglement coupable, voire même, d'une complicité active. Cette dernière thèse n'est guère tenable, étant donnée la nature même de la position prise. On est dans un tel degré de n'importe quoi qu'on ne peut pas imaginer la hiérarchie de la banque se lancer dans ce genre d'aberration. On retrouve cela dans les propos tenus lors du procès pour qualifier les positions prises par Kerviel. Reste donc l'incompétence, ou l'aveuglement volontaire. Soit ils ne savaient pas et ont été incroyablement nuls : soit ils ne voulaient pas savoir. S'y ajoute l'actualité et la pression sociale autour de l'affaire : dans le contexte de crise financière, chacun voudrait que ce procès soit celui de la finance, ce système dans lequel on confie à des irresponsables des sommes folles pour qu'ils s'en servent au mépris des conséquences. Et chacun d'aller chercher la "preuve" - qui ne viendra probablement jamais - que la banque, dans le fond, savait. Kerviel, instrument et victime du système.

Mais est-ce vraiment le procès de la finance? Je suis surpris que personne ne fasse le parallèle entre l'affaire Kerviel et les défaillances de BP. Jugez plutôt : on est en train de constater que pour économiser quelques centaines de milliers de dollars, BP se retrouve responsable d'une catastrophe écologique, qui pourrait causer la disparition de la compagnie, et lui coûter jusqu'à 50 milliards de dollars. Pensez à l'équipe d'ingénieurs qui ont décidé de prendre ce risque : d'un seul coup, Kerviel et son record de 5 milliards d'euros évaporés passe pour un amateur. Et nous ne sommes pas là dans la finance folle, mais dans une vénérable entreprise industrielle presque centenaire. L'affaire Kerviel n'est en réalité qu'un épisode d'un problème beaucoup plus général : la capacité des organisations, et des sociétés, à se protéger contre des risques majeurs. Pour faire simple : nous ne savons pas faire. Et alors que les technologies que nous utilisons sont de plus en plus complexes, nous savons de moins en moins faire. Kerviel est à la Société Générale ce que l'O-ring a été à la navette spatiale américaine : un élément mineur causant une énorme catastrophe. Sur cet aspect, l'affaire Kerviel dépasse de beaucoup la question de la finance.

A l'automne 1973, l'armée syrienne a massé des troupes, des blindés, de l'artillerie, le long de sa frontière avec Israel. Au même moment, l'armée egyptienne a rappelé tous ses réservistes, lancé un énorme exercice militaire, massé des pièces d'artillerie et des canons antiaériens le long du canal de Suez. Ces mouvements ont été détectés par plusieurs vols de l'armée israélienne. Les services de renseignement israelien ont dans le même temps appris que la flotte soviétique stationnée en Egypte avait pris la mer, que les familles des diplomates soviétiques présents en Egypte et en Syrie étaient ramenées en Russie par avion; le 6 octobre à 4h du matin, un informateur de haut niveau avertissait le chef du renseignement israelien que l'Egypte et la SYrie allaient attaquer dans la journée; les dirigeants militaires et politiques israeliens se réunirent, et le chef du renseignement leur certifia qu'il était persuadé que l'attaque n'aurait pas lieu. Le soir même, l'attaque commençait.

L'incapacité des services de renseignement israeliens à prévoir la guerre du Kippour n'est en aucun cas exceptionnelle dans l'histoire; on retrouve la même configuration avant Pearl Harbor, avant le 11 septembre, de services disposant de toute l'information disponible pour prévoir un évènement, et incapables devant l'évidence de prévoir ce qui allait se produire. C'est qu'il est beaucoup plus facile, une fois l'évènement survenu, de regarder en arrière et d'aller chercher tous les éléments qui annonçaient l'évènement que de le prévoir a priori. L'information pertinente est en permanence noyée dans un flux d'informations non pertinentes. L'information reçue à un moment se révèle finalement fausse. A force de recevoir sans cesse des alertes, on finit par ne plus y prêter attention. Ne pas manquer cet article consacré au problème, abondamment illustré.

Mais immanquablement, le commentaire a posteriori est le même : comment se fait-il qu'ils n'aient pas vu? ce soupçon nourrit les théories du complot. S'ils n'ont pas vu ce qui pourtant crevait les yeux, c'est qu'en fait ils ont vu et choisi de laisser faire. Des théories de ce genre abondent, sur Pearl Harbor comme sur le 11 septembre. Nous ne parvenons pas à nous mettre a posteriori dans la peau de ceux qui recevaient des informations, pour comprendre qu'il est infiniment plus facile de comprendre pourquoi le passé s'est produit que de prévoir l'avenir. Nous oublions trop souvent ce que disait Napoléon : les choses s'expliquent bien plus souvent par l'incompétence que par une conspiration.

Et l'histoire de Kerviel ressemble à ce genre de problème. La défense a beau jeu de chercher sans arrêt la démonstration de ce que l'information était sous les yeux de qui aurait dû la voir. Qu'est-ce que cela nous apprend exactement? Pas grand chose. Des traders qui dépassent temporairement leur niveau de risque autorisé, qui montent des opérations opaques, il y en a sans arrêt, dans toutes les banques. Le plus souvent, cela n'a aucune conséquence; l'opération est résolue le lendemain, le controleur de risque va rapidement discuter avec le trader pour comprendre ce qu'il a fait, et on passe à la suite, le tout dans une atmosphère de très grande agitation générale.

S'y ajoutent quelques éléments sociologiques. Les gens du back-office, du contrôle de risque, se le voient régulièrement rappeler : ils sont un centre de coût, les salles de marché sont un centre de profit. Entre les deux, la hiérarchie implicite est très rapidement évidente. S'y ajoute le fonctionnement féodal des banques (tout particulièrement les banques françaises) dans lesquelles on distingue clairement entre ceux qui sont issus de ces Grandes Ecoles que le monde entier nous envie, et les grouillots qui se contentent d'un diplôme universitaire. A votre avis, lesquels trouve-t-on dans la hiérarchie et dans la salle de marché, lesquels dans les services de contrôle du risque et de back-office? A ce titre, le témoignage du supérieur direct de Kerviel est éclairant : il ne comprenait rien à ce que les traders qu'il était sensé diriger faisaient. Comment une telle situation est-elle possible? Allons donc, comment un polytechnicien d'une trentaine d'années pouvait-il être incompétent? ils savent tout faire, ils sont tellement intelligents.

Et cela, vous le retrouverez à tous les échelons. Le spectacle de l'inspecteur des finances Daniel Bouton, incapable d'expliquer à la presse après l'affaire Kerviel en quoi consistait un contrat à terme était lui aussi, extrêmement éclairant. Dans des métiers complexes et techniques, il n'est pas anormal qu'un supérieur hiérarchique ne soit pas capable de faire ce que ses subordonnés font; toute la hiérarchie des grandes entreprises françaises et des banques est construite sur la négation de ce principe pourtant simple. On sait qu'ils ne peuvent pas le faire, mais on fait comme s'ils en étaient capables, et l'on s'intoxique sur les gens qui ne peuvent qu'être des leaders nés parce qu'ils ont été capables à 20 ans de passer un concours très difficile.

Dans ces conditions, la vraie question n'est pas de savoir comment une affaire Kerviel a pu se produire, mais de se demander pourquoi de telles affaires ne sont pas plus fréquentes. Petit secret : elles sont fréquentes. Rappelons que nous parlons d'institutions qui ont réellement cru qu'elles avaient la capacité de transformer des actifs extrêmement risqués en actifs sûrs par la simple magie de l'ingéniérie financière, et qui ont accumulé ces actifs dans leurs comptes. Autre petit secret : il n'est pas rare que les banques, chaque année, gagnent moins sur leurs activités de marché que ce qu'elles auraient gagné en se contentant de toucher leurs commissions d'intermédiaires financiers. En somme, leur position d'intermédiaire obligé sur les marchés permet de faire passer bien des petits errements. Mais cela permet de comprendre comment un Kerviel a pu rester si longtemps non détecté.

Ces leçons seront-elles retenues après le jugement de Kerviel? Certainement pas. Les uns continueront de penser qu'on a fait d'un individu le bouc émissaire commode d'une finance folle qu'il faut contrôler, oubliant que le problème fondamental n'est pas la finance, mais une question beaucoup plus profonde: la croyance de nos sociétés de pouvoir se protéger des catastrophes par le management, les élites "compétentes" et les organisations géantes. La vraie question n'est pas de savoir si une catastrophe comme Kerviel peut se reproduire, si l'on parviendra à s'en préserver en mettant sous contrôle la "finance folle". Elle est plutôt de savoir quand la prochaine catastrophe de ce type se produira.
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mps
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Message non lu par mps » 22 juin 2010, 08:09:00

Kerviel : solution 4. Le type, breton et ami d'ami, est décrit comme d'une honnêteté scrupuleuse, consciencieux et travailleur. Modeste aussi.
Nul enrichissement personnel, mais nulle fourberie non plus : tout mouvement d'un trader apparait  en temps réel sur l'écran de son "chef". 

Supposer que le "chef" n'y comprend rien est simplement idiot : tous les contrôleurs sont bien entendu des traders ultra expérimentés.

Le problème, c'est une forme de routine qui dématérialise la réalité. Un phénomène que l'on trouve partout.

-Un mort : tout le monde est impressionné ; 1.000 morts, ce n'est plus qu'une masse de corps à déblayer.
- Stock d'or : manipulé au clark par un personnel peu rémunéré, et jamais de vols. Pourquoi ? Parce que, devant la masse, la notion même de valeur disparait.
- Je me souviens avoir dû compter la recette d'une grosse manifestation : des milliers de billets puants, que je  devais enliasser et inscrire, avant de les déposer à la banque. Fastidieux et sans intérêt. Une fois l'opération faite, j'ai nettoyé ce qui restait (souches de tickets et autres saletés ..; dans lesquelles j'ai trouvé, plié tout petit ... un billet de 20 euros ! Et là, soudain, à mes yeux, c'était "de l'argent" !
- Bref, pour un trader,  l'argent n'a aucun autre sens que celui des chiffres, sans être un monstre déviant pour autant.

Mais parler pour autant de "finance  folle" est assez sot : si l'affaire Kerviel seccoue, c'est précisément parce qu'elle est exceptionnelle.
C'est quand on a raison qu'il est difficile de prouver qu'on n'a pas tort. (Pierre Dac)

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Nombrilist
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Message non lu par Nombrilist » 22 juin 2010, 09:32:00

"Mais parler pour autant de "finance  folle" est assez sot : si l'affaire Kerviel secoue, c'est précisément parce qu'elle est exceptionnelle."

Ah bon. Je pensais que c'était parce qu'il avait faire perdre 5 milliards à sa société. Et puis j'ai entendu parler d'un certain Madoff, mais j'ai du rêver...

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