Taxe professionnelle : une addition deux fois plus lourde
Annoncée sans préambule par Nicolas Sarkozy, rédigée dans la précipitation par le gouvernement, la réforme de la taxe professionnelle risque de devenir une bombe à retardement financière et économique. Les premiers chiffres publiés lundi par le rapporteur général (UMP) de la commission des finances de l'Assemblée nationale, Gilles Carrez, à l'occasion de la discussion du projet de loi de finances rectificative pour 2010, sont sans appel: le gouvernement a fait un nouveau cadeau, immense, aux entreprises, en plombant un peu plus les finances publiques.
La nouvelle contribution économique territoriale (CET), qui remplace la taxe professionnelle, n'est en vigueur que depuis cette année. Mais déjà, la dérive est manifeste. Dès cette année, le coût de la réforme pour les finances publiques «pourrait être compris entre 7 milliards d'euros –évaluation découlant des éléments transmis par le gouvernement– et 8 milliards d'euros, soit près de deux fois le coût de 3,9 milliards d'euros initialement prévu», prévient le rapporteur!
Selon ses calculs, la charge pour le budget de l'Etat pourrait même atteindre 8,9 milliards d'euros en 2010 et 7,5 milliards en 2011. La réforme de la taxe professionnelle révèle son vrai visage: ce n'est pas la modernisation annoncée de la fiscalité, mais seulement «un allègement historique de la pression fiscale pesant sur les entreprises», souligne Gilles Carrez.
La fiscalité locale des entreprises est ainsi passée de 23 à 12 milliards d'euros. «À titre de comparaison, poursuit-il, cet allègement d'impôt serait d'un montant comparable à celui des baisses cumulées d'impôt sur les sociétés adoptées entre 2000 et 2009.»
N'était-ce pas le but recherché? Car toute l'approche du gouvernement consiste à alléger encore et toujours la fiscalité des entreprises, officiellement accablante, dans la réalité plus que compréhensive (voir dix années de cadeaux fiscaux aux entreprises, ces niches si favorables aux entreprises). Les circonstances l'ont aidé dans le cas de la réforme de la taxe professionnelle. Officiellement, des compensations étaient prévues afin de préserver l'équilibre des finances publiques. L'instauration d'une taxe carbone devait rapporter 1,7 milliard à l'Etat en contrepartie de l'abandon de l'ancienne fiscalité locale. Mais le Conseil constitutionnel a censuré le dispositif, au nom de l'égalité devant l'impôt. Le gouvernement s'est empressé d'oublier le projet. L'écologie n'était plus un thème électoral.
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Un cadeau de 780 millions pour les professions libérales
De même, il a oublié très vite une autre mesure recalée par le Conseil constitutionnel: celle touchant les professions libérales. La réforme ne devait se traduire ni par des allègements ni par des augmentations d'impôts pour ces professions. Dans le cadre de la réforme de la taxe professionnelle, le parlement avait décidé que «les professions libérales employant moins de 5 salariés étaient censées être imposées sur leur valeur locative, plus 5,5% de leurs recettes» afin de conserver un niveau d'imposition identique au système précédent. Or le Conseil constitutionnel a censuré le dispositif, estimant qu'il y avait une rupture d'égalité entre les professions libérales employant moins et plus de cinq salariés.
Après ce refus, le gouvernement devait étudier un nouveau dispositif afin de maintenir à niveau constant l'imposition des professions libérales. Au creux de l'été, il a décidé finalement d'abandonner ce projet. Il expliqua alors qu'il ne trouvait pas les bonnes mesures pour satisfaire le Conseil constitutionnel, ou que celles qui auraient pu être appliquées ne rapportaient pas assez, entre 100 et 200 millions d'euros.
Traduction de cet abandon? Un cadeau fiscal de 780 millions d'euros aux professions libérales. De quoi satisfaire une partie de son électorat, qui se plaignait jusqu'alors d'être oublié dans la réforme de la taxe professionnelle.
«Le manque à gagner pour l'État du fait de cette décision (la censure par le Conseil constitutionnel de ces deux mesures), que le gouvernement a renoncé à compenser, atteint donc 2,7 milliards d'euros», écrit Gilles Carrez. En clair, le gouvernement a délibérément choisi de faire l'impasse sur de nouvelles recettes. Tout en affichant sa volonté de rigueur et de gestion avisée des finances publiques, il a tout reporté sur la dette.
Les surprises de la réforme de la taxe professionnelle ne s'arrêtent pas là. Selon le rapporteur de la commission des finances de l'Assemblée nationale, toutes les estimations et prévisions faites par Bercy pour mesurer les conséquences de la réforme sur les finances publiques l'ont été à partir de bases faussées: 2009, année de crise servant de seule référence pour tous les calculs, ce qui a amené des distorsions. «Le fait de prendre l'année 2009 comme année de référence introduit un biais qui tend à sous-évaluer le coût de la réforme en surestimant le montant des dégrèvements payés par l'État avant réforme», écrit Gilles Carrez.
Ce n'est pas la première fois que le gouvernement se trompe dans les estimations de coûts de ses réformes. Il y a eu avant la loi Tepa (Travail, emploi et pouvoir d'achat) avec des erreurs tant sur les heures supplémentaires que sur les effets du bouclier fiscal, la réforme de la carte judiciaire, le non-renouvellement d'un fonctionnaire sur deux, et bien d'autres. A chaque fois, les conséquences sont toujours les mêmes: une catastrophe supplémentaire pour les finances publiques.
Un prix pour les collectivités locales
«On n'a jamais vu un gouvernement travailler de façon aussi approximative. Il confond réforme et agitation. Il accumule les annonces. Il traite de façon exécrable le Parlement, l'obligeant à travailler dans l'urgence, le noyant sous les textes, sans lui donner le temps ni les moyens propres de l'expertise», dénonce le député PS Pierre-Alain Muet, membre de la commission des finances.
L'UMP Gilles Carrez formule les mêmes critiques dans des termes à peine moins mesurés: «L'urgence budgétaire, la nécessité d'assurer la plus grande transparence des comptes publics, le monopole accordé aux lois de finances en matière de dispositions fiscales requièrent un travail approfondi et un recul suffisant. Or, non seulement les textes financiers ne bénéficient pas des délais accordés aux autres textes par le nouveau règlement de l'Assemblée, mais leur examen doit être réalisé dans des conditions de plus en plus contraintes», se plaint-il, en préambule de son rapport.
Les erreurs d'appréciation –volontaires ou non– de la réforme de la taxe professionnelle vont en tout cas avoir un prix. Et ce sont les collectivités locales qui vont devoir le payer. Au moment de la discussion du texte, l'Etat s'était engagé à compenser à l'euro près le manque à gagner pour les collectivités locales. Depuis, les promesses se sont envolées: le gouvernement ne parle plus que de rigueur et d'austérité. Les compensations accordées aux collectivités territoriales sont gelées en euro constant. Les collectivités locales, jugées trop dépensières, sont priées de réduire leurs budgets.
De nombreuses communes risquent de se trouver confrontées, dès cette année, à un effondrement brutal de leurs recettes fiscales. Contraintes par la loi à présenter des budgets équilibrés, elles ne vont avoir d'autre choix que d'augmenter la fiscalité locale des particuliers et réduire leurs investissements. Mais n'était-ce pas à cela que le gouvernement voulait arriver?
Car il y a des effets secondaires, plus pernicieux, plus lents, induits par cette réforme de la taxe professionnelle, qui n'ont pas été pris en compte et que l'on risque de découvrir trop tard: la présence d'industries en France est menacée par la nouvelle fiscalité.
Lors d'une réunion de la commission économique de l'Assemblée nationale en octobre, un spécialiste de la fiscalité territoriale est venu plancher devant les députés sur les changements de la taxe professionnelle, exemples à l'appui. Ils sont édifiants. Avec la réforme, une entreprise industrielle, exploitant de carrière, va bénéficier d'une baisse de ses cotisations de 14% alors que la collectivité territoriale va subir une baisse de 80% du montant de l'impôt perçu. En revanche, si elle a la chance d'avoir une grande surface sur son territoire, elle bénéficiera d'un doublement de recettes fiscales, grâce à la taxe sur les surfaces commerciales créée par la loi Royer et transférée aux collectivités, tandis que la grande surface paiera un impôt équivalent.
On devine facilement vers quoi vont tendre les collectivités locales. Pourquoi accueillir une entreprise industrielle, polluante de surcroît et souvent mal vue par les habitants, dans ces conditions? Les conséquences de cette réforme faite à la va-vite, ruineuse pour les finances publiques et l'économie, n'ont pas fini de se faire sentir.