Extrait d'un courrier d'un petit juge à Michèle Alliot-Marie
http://www.rue89.com/blog-justice/2010/ ... e-sanction…
Du tort à l'image de la justice ?
Car ce que l'on me reproche, qui rend insupportable ma présence dans un tribunal correctionnel et justifie de m'entendre dire que je porte tort à l'image de la justice, c'est de résister au dévoiement d'une justice d'abattage, où les juges du siège sont pris en otage d'une politique pénale -si tant est qu'il y ait chez ceux qui en sont chargés une vision claire de ce qu'ils recherchent- qui n'a plus pour horizon que d'assurer un rendement statistique maximal en sacrifiant aux modes passagères ou aux exigences de la communication gouvernementale.
Peu importe ce qu'on juge, peu importe comment on le fait encore, peu importe même ce que deviendra la décision prononcée : le seul mot d'ordre qui tienne encore est « réponse à la délinquance », selon les inquiétudes et les urgences de l'actualité ou des faits divers.
Mais qui trop embrasse, mal étreint ! On nous demande de remplir les prisons de récidivistes, mais qui sont les récidivistes ? Les voyous qui savent passer entre les mailles du filet mal rapiécé des forces de l'ordre et de la justice ?
Que non : bien plus souvent les malheureux écrasés par une vie sans autre espoir que de toucher leur RSA en fin de mois et qui, de beuveries en bagarres sordides, échouent dans les salles de garde à vue qui servent d'antichambre à une cellule pénitentiaire à peine moins crasseuse.
Juger n'est plus l'objectif de l'institution judiciaire
Et qu'en fait-on quand on les y a envoyés, après une enquête vite faite où leurs 48 heures de garde à vue constituent l'essentiel de la procédure ? On leur met un bracelet électronique car les maisons d'arrêt regorgent de leurs semblables et qu'il faut faire de la place pour les suivants.
Je suis contraint de vous contredire, madame le Ministre : les parquets ont été repris en mains, avant d'ailleurs que vous n'arriviez vous-même place Vendôme, et je dois même dire que vous avez hérité d'une justice sinistrée où juger n'est plus l'objectif de l'institution judiciaire.
Le centre de gravité de la justice s'est déplacé des salles d'audience vers les parquets, transformés en gare de triage des malfaisants et des pauvres hères, tous confondus et sans distinction. Les instructions que doivent appliquer les représentants du ministère public leur enjoignent de donner une réponse pénale à tout comportement délinquant.
Préférence donnée à l'ordre public visible
Soit, sauf que cette préférence donnée à l'ordre public visible et souvent minuscule submerge les parquets d'affaires insignifiantes auxquelles ils consacrent l'essentiel de leur activité.
Un trafic de drogue ou de fausse monnaie, une escroquerie organisée, un réseau de cambrioleurs et de receleurs, un carrousel de TVA ou un abus de bien social qui met une entreprise au tapis ?
Quelques procès-verbaux mal orthographiés suffisent en général à évacuer le spectre d'une enquête longue et difficile, peut-être dans certains cas délicate si des notables se profilent derrière les voyous. Quand une mule se fait attraper par la douane avec 20 kg de résine de cannabis, à quoi bon saisir un juge d'instruction qui devrait remontrer la filière, source d'innombrables complications pour des tribunaux qui n'ont plus les effectifs de greffiers ni les moyens financiers d'assurer la charge de tels dossiers ?
D'ailleurs, les juges d'instruction, démoralisés et démobilisés après des campagnes haineuses orchestrées par ceux qu'ils ont dérangés, en viennent en désespoir de cause à se contenter eux aussi du service minimum, quand ils ne sont pas au chômage technique.
Des enquêtes bâclées, des procès-verbaux douteux
Pour en revenir à la mule dont je parlais, une comparution immédiate et trois ans de prison à la clé donneront à tout le personnel judiciaire la satisfaction, parfois teintée d'amertume, d'avoir contribué comme il le peut à la lutte contre l'insécurité.
Ce genre d'enquêtes ne dure plus des mois ou des années, comme jadis, mais les quatre jours (maximum) consacrés à la garde à vue du clampin maladroit qui n'a pas couru assez vite. Est-ce cela une justice digne ?
Je ne sais, madame le Ministre, si vous avez connaissance de la réalité de la justice que nous administrons (le mot est bien choisi) au gré des changements de politique continuels, de réformes qui s'accumulent et se contredisent, obligés dorénavant, quand nous sommes juges du siège, d'entériner des enquêtes bâclées, des procès-verbaux douteux, des dossiers hâtifs instruits à sens unique, dans une précipitation qui ne sert qu'à nourrir l'ogre statistique qui a presque fini de nous dévorer.
Je ne sais non plus, madame le garde des Sceaux, ce que vos services vous disent en général, ni ce qu'ils vous ont dit sur mon propre compte. Sachez pourtant que je ne crains pas, quand l'idée que je me fais de la justice le requiert, d'appliquer des peines sévères aux vrais malfaiteurs.
Si vous vous renseignez, vous pourrez vérifier que, dans les formations que je préside -ou que je présidais-, la sévérité des peines prononcées était parfois plus forte même que celle requise par le représentant du ministère public. J'ai d'ailleurs la réputation, chez certains, d'être impitoyable. Je l'assume.